La crise de la social-démocratie
Rosa Luxemburg
1915
3. Le développement de l’Impérialisme
Toutefois, une cohérence encore plus grande et une connaissance encore plus approfondie préparaient notre parti à discerner la nature véritable et les buts réels de cette guerre et à ne se laisser surprendre par elle à aucun égard. Les événements et les forces motrices qui ont conduit au 4 août n’étaient un secret pour personne. La guerre mondiale avait été préparée pendant des dizaines d’années, avec la publicité la plus large, au grand jour, pas à pas et heure par heure. Et si aujourd’hui plusieurs socialistes imputent avec colère la catastrophe à la « diplomatie secrète » qui aurait fomenté cette diablerie derrière les coulisses, c’est bien à tort qu’ils prêtent au pauvre coquin une puissance occulte qu’il n’a pas, tout comme le Botocudo qui fouette son fétiche en l’accusant de l’orage. Ceux qui « dirigeaient » les destinées de l’État n’étaient alors, comme toujours, que des pions manoeuvrés sur l’échiquier de la société bourgeoise par des processus et des mouvements qui les dépassaient. Et si quelqu’un s’était efforcé pendant tout ce temps de comprendre lucidement ces processus et ces mouvements, et était capable de le faire, c’était bien la social-démocratie allemande.
Deux lignes de force de l’évolution historique la plus récente conduisent tout droit à la guerre actuelle. L’une part de la période de la constitution des « États nationaux », c’est-à-dire des États capitalistes modernes ; elle a pour point de départ la guerre de Bismarck contre la France. La guerre de 1870, qui, suite à l’annexion de l’Alsace-Lorraine, avait jeté la République française dans les bras de la Russie, provoqué la scission de l’Europe en deux camps ennemis et inauguré l’ère de la folle course aux armements, a apporté le premier brandon au brasier mondial actuel. Alors que les troupes de Bismarck se trouvaient encore en France, Marx écrivit au comité de Braunschweig :
« Celui qui n’est pas complètement assourdi par le tapage de l’heure présente, et qui n’a pas intérêt à assourdir le peuple allemand, doit comprendre que la guerre de 1870 donnera naissance à une guerre entre la Russie et l’Allemagne aussi nécessairement que celle de 1866 a amené celle de 1870. Nécessairement et inéluctablement, sauf au cas improbable du déclenchement préalable d’une révolution en Russie. Si cette éventualité improbable ne se produit pas, alors la guerre entre l’Allemagne et la Russie doit dès maintenant être considérée comme un fait accompli. Que cette guerre soit utile ou nuisible, cela dépend entièrement de l’attitude actuelle des vainqueurs allemands. S’ils prennent l’Alsace et la Lorraine, la France combattra contre l’Allemagne aux côtés de la Russie. Il est superflu d’en indiquer les conséquences funestes. »
A l’époque, on se moqua de cette prophétie : le lien qui unissait la Prusse et la Russie semblait si solide qu’il paraissait insensé de penser un seul instant que la Russie autocratique pût s’allier avec la France républicaine. Ceux qui soutenaient cette conception étaient tout simplement considérés comme fous à lier. Et cependant, tout ce que Marx a prédit s’est réalisé point par point. « On reconnaît bien là – dit Auer dans ses Fêtes de Sedan – la politique social-démocrate, qui voit clairement ce qui est, à la différence de cette politique au jour le jour qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. »
Mais, bien entendu, cet enchaînement d’une guerre à l’autre ne signifie pas que ce serait l’idée d’une revanche à prendre sur la mainmise opérée par Bismarck qui, depuis 1870, aurait poussé la France avec une fatalité inéluctable à l’épreuve de force avec le Reich allemand, et que la guerre mondiale actuelle consisterait essentiellement en cette « revanche » tant proclamée pour l’Alsace-Lorraine. Ce sont les fauteurs de guerre allemands qui ont forgé la légende nationaliste commode d’une France sinistre et assoiffée de vengeance qui « ne pouvait pas oublier » sa défaite, tout comme les organes de presse dévoués à Bismarck racontaient en 1866 l’histoire de la princesse Autriche qui, détrônée, « ne pouvait pas oublier » le rang qu’elle occupait jadis avant que n’arrive la charmante Cendrillon prussienne. En réalité, la revanche de l’Alsace-Lorraine n’était plus qu’un hochet grotesque agité par quelques pitres patriotiques, et le lion de Belfort, une vieille bête d’armoiries.
Dans la politique française, l’annexion était depuis longtemps dépassée ; elle avait été remplacée par de nouvelles préoccupations, et ni le gouvernement ni aucun parti sérieux en France ne songeaient plus à une guerre territoriale avec l’Allemagne. Si l’héritage de Bismarck fut en définitive le premier pas vers la conflagration actuelle, c’est bien plus en ce sens que, d’une part, il a poussé l’Allemagne et la France, et par là toute l’Europe, sur la pente glissante de la course aux armements, et que, d’autre part, il a eu comme conséquence inévitable l’alliance de la France avec la Russie, et de l’Allemagne avec l’Autriche. Par là, on obtenait un renforcement extraordinaire du tsarisme russe en tant qu’élément déterminant de la politique européenne. Et c’est précisément à partir de cette époque que la Prusse-Allemagne et la République française se mettent systématiquement à faire assaut de courbettes pour obtenir les faveurs de la Russie. Ainsi, on obtenait l’association politique du Reich allemand avec l’Autriche-Hongrie, qui, comme le montrent les mots qui figurent dans le Livre Blanc, trouve son couronnement dans la « fraternité d’armes » de la guerre actuelle.
Ainsi, la guerre de 1870 a eu comme conséquences : en politique extérieure, d’amener le regroupement politique de l’Europe autour de l’axe formé par l’opposition franco-allemande ; et dans la vie des peuples européens, d’assurer la domination formelle du militarisme. Cette domination et ce regroupement ont cependant donné ensuite à l’évolution historique un tout autre contenu.
La deuxième ligne de force qui débouche sur la guerre actuelle et confirme avec tant d’éclat la prédiction de Marx découle d’un phénomène à caractère international que Marx n’a plus connu : le développement impérialiste de ces vingt-cinq dernières années.
L’essor du capitalisme qui s’est affirmé après la période de guerre des années 60 et 70 dans l’Europe reconstruite et qui, notamment après qu’eut été surmontée la longue dépression consécutive à la fièvre de spéculation et au krach de 1873, avait atteint un sommet sans précédent dans la haute conjoncture des années 90, cet essor inaugurait, comme on le sait, une nouvelle période d’effervescence pour les États européens : leur expansion à qui-mieux-mieux vers les pays et les zones du monde restées non capitalistes. Déjà, depuis les années 80, on assistait à une nouvelle ruée particulièrement violente vers les conquêtes coloniales. L’Angleterre s’empare de l’Égypte et se crée un empire colonial puissant en Afrique du Sud ; en Afrique du Nord, la France occupe Tunis et, en Asie orientale, elle occupe le Tonkin, l’Italie s’implante en Abyssinie, la Russie achève ses conquêtes en Asie centrale et pénètre en Mandchourie, l’Allemagne acquiert ses premières colonies en Afrique et dans le Pacifique et finalement les États-Unis entrent également dans la danse en acquerrant avec les Philippines des « intérêts » en Asie orientale. Ce dépecement de l’Afrique et de l’Asie déroule, à partir de la guerre sino-japonaise de 1895, une chaîne presque ininterrompue de guerres sanglantes, qui culmine dans la grande campagne de Chine et s’achève avec la guerre russo-japonaise de 1904.
Ces événements, qui se succédèrent coup sur coup, créèrent de nouveaux antagonismes en dehors de l’Europe : entre l’Italie et la France en Afrique du Nord, entre la France et l’Angleterre en Égypte, entre l’Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Asie orientale, entre le Japon et l’Angleterre en Chine, entre les États-Unis et le Japon dans l’océan Pacifique – une mer mouvante, un flux et reflux d’oppositions aiguës et d’alliances passagères, de tensions et de détentes, au milieu de laquelle une guerre partielle menaçait d’éclater à intervalle régulier entre les puissances européennes, mais, chaque fois, était différée à nouveau. Dès lors, il était clair pour tout le monde :
1° Que cette guerre de tous les États capitalistes les uns contre les autres sur le dos des peuples d’Asie et d’Afrique, guerre qui restait étouffée mais qui couvait sourdement, devait conduire tôt ou tard à un règlement de comptes général, que le vent semé en Afrique et en Asie devait un jour s’abattre en retour sur l’Europe sous la forme d’une terrible tempête, d’autant plus que ce qui se passait en Asie et en Afrique avait comme contre-coup une intensification de la course aux armements en Europe.
2° Que la guerre mondiale éclaterait enfin aussitôt que les oppositions partielles et changeantes entre les États impérialistes trouveraient un axe central, une opposition forte et prépondérante autour de laquelle ils puissent se condenser temporairement. Cette situation se produisit lorsque l’impérialisme allemand fit son apparition.
L’avènement de l’impérialisme s’étant produit en Allemagne sur une période très courte, il peut y être observé en vase clos. L’essor sans équivalent de la grosse industrie et du commerce depuis la fondation du Reich a donné lieu ici dans les années 80 à deux formes particulièrement caractéristiques de l’accumulation du capital : le plus fort développement de cartels en Europe ainsi que la plus grosse formation et la plus grosse concentration bancaires dans le monde entier. C’est le développement des cartels qui a organisé l’industrie lourde, c’est-à-dire précisément la branche du capital qui est directement intéressée par les fournitures d’État, les armements militaires et les entreprises impérialistes (constructions de chemins de fer, exploitations de mines, etc.) et en a fait le facteur le plus influent à l’intérieur de l’État.
C’est la concentration bancaire qui a comprimé le capital financier en une puissance bien distincte, d’une énergie toujours plus grande et toujours plus tendue, une puissance qui régnait souverainement dans l’industrie, le commerce et le crédit, était prépondérante dans l’économie privée comme dans l’économie publique, douée d’un pouvoir d’expansion souple et illimité, toujours en quête de profit et de zones d’activité, une puissance impersonnelle de grande envergure, audacieuse et sans scrupules, d’emblée internationale, et qui, dans sa structure même, était taillée à la dimension du monde, futur théâtre de ses exploits.
Qu’on y ajoute le régime personnel le plus fort, le plus versatile dans ses initiatives politiques, et le parlementarisme le plus faible, incapable de toute opposition, qu’on y joigne en outre toutes les couches de la bourgeoisie réunies dans l’opposition la plus abrupte à la classe ouvrière, et abritées derrière le gouvernement, et l’on pouvait prévoir dès lors que ce jeune impérialisme, plein de force, qui n’était gêné par aucune entrave d’aucune sorte, et qui fit son apparition sur la scène mondiale avec des appétits monstrueux, alors que le monde était déjà pour ainsi dire partagé, devait devenir très rapidement le facteur imprévisible de l’agitation générale.
Cela apparut déjà dans le changement radical intervenu dans la politique militaire de l’Empire à la fin des années 90 avec les deux projets de loi sur la force navale, qui furent présentés coup sur coup en 1898 et 1899. Fait sans précédent, ils allaient doubler brusquement les effectifs de la flotte de guerre, et ils comportaient un plan énorme de construction navale calculé sur près de deux décennies. Cela ne représentait pas seulement une vaste réorganisation de la politique financière et de la politique commerciale du Reich (le tarif douanier de 1902 n’était que l’ombre qui suivait les deux lois sur la force navale), laquelle était le prolongement logique de la politique sociale et des rapports entre les classes et entre les partis à l’intérieur de la société ; les lois sur la force navale indiquaient avant tout un changement manifeste dans la politique extérieure du Reich, telle qu’elle avait prévalu depuis sa fondation. Alors que la politique de Bismarck reposait sur le principe que l’Empire était une puissance terrestre et devait le rester, la flotte allemande étant considérée tout au plus comme un accessoire superflu de la défense des côtes – le secrétaire d’État Hollmann déclarait lui-même en mars 1897 à la commission du budget du Reichstag : « Pour la défense des côtes, nous n’avons certes pas besoin d’une marine : les côtes se défendent très bien toutes seules » -, c’est un tout autre programme que l’on fixa : l’Allemagne devait devenir la première puissance sur terre et sur mer. De ce fait, on passait de la politique continentale de Bismarck à la politique mondiale, les armements étaient désormais destinés à l’attaque et non plus à la défense. Le langage des faits était si clair que l’on fournit même le commentaire nécessaire au Reichstag. Le 11 mars 1896, après le fameux discours du Kaiser à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de l’empire allemand, discours dans lequel le Kaiser avait développé le nouveau programme en guise d’avant-première au projet de loi, le leader du Zentrum, Lieber, parlait déjà de « plans navals illimités » contre lesquels il fallait protester vigoureusement. Un autre leader du Zentrum, Schadler, s’écria au Reichstag, le 23 mars 1898, à l’occasion du premier projet de loi sur la flotte de guerre : « Le peuple considère que nous ne pouvons pas être à la fois la première puissance sur terre et sur mer. Si tout à l’heure on me crie qu’on ne veut absolument pas de cela, je répondrai : oui, messieurs, vous en êtes au début, et à vrai dire un très copieux début. » Et lorsque vint le second projet de loi le même Schadler déclarait au Reichstag, le 8 février 1900, après avoir fait allusion à toutes les déclarations antérieures qui disaient qu’il ne fallait pas songer à de nouvelles lois sur la force navale : « […] et aujourd’hui cette loi dérogatoire qui inaugure ni plus ni moins la création d’une flotte mondiale et l’établissement d’une politique mondiale, en doublant le volume de notre flotte au moyen d’un programme qui doit s’étendre sur près de deux décennies. » D’ailleurs le gouvernement lui-même exposa ouvertement le programme politique qui correspondait à la nouvelle orientation : le 11 décembre 1899, von Bülow, alors secrétaire d’État pour les Affaires étrangères, déclarait à l’occasion de la présentation du second projet de loi sur la force navale : « Si les Anglais parlent d’une Greater Britain, si les Français parlent d’une Nouvelle France, si les Russes se tournent vers l’Asie, de notre côté nous avons la prétention de créer une Grösseres Deutschland… Si nous ne construisions pas une flotte qui soit capable de défendre notre commerce et nos compatriotes à l’étranger, nos missions et la sécurité de nos côtes, nous mettrions en danger les intérêts les plus vitaux du pays. Dans les siècles à venir, le peuple allemand sera le marteau ou l’enclume. » Si on retire les fleurs de rhétorique de la défense des côtes, des missions et du commerce, il reste ce programme lapidaire : pour une Plus Grande Allemagne, pour une politique du marteau à l’égard des autres peuples. Contre qui ces provocations étaient-elles dirigées en premier lieu ? Cela ne faisait pas le moindre doute : la nouvelle politique agressive de l’Allemagne devait faire d’elle le concurrent de la première puissance navale au monde : l’Angleterre. Et c’est bien ainsi qu’on l’a compris dans ce pays. La réforme navale et les déclarations d’intentions qui l’accompagnaient suscitèrent en Angleterre la plus vive inquiétude, une inquiétude qui ne s’est pas calmée depuis lors. En mars 1910, Lord Robert Cecil déclarait à nouveau à la Chambre basse au cours du débat sur la flotte navale que chacun se demandait quelle raison plausible l’Allemagne pouvait bien avoir de construire une flotte gigantesque, sinon l’intention de rivaliser avec l’Angleterre. La rivalité sur mer qui durait des deux côtés depuis quinze ans, et finalement la construction fébrile des dreadnoughts et super-dreadnoughts, c’était déjà la guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre. Le projet de loi maritime du 11 décembre 1899 était une déclaration de guerre de l’Allemagne, dont l’Angleterre accusa réception le 4 août 1914.
Bien entendu, cette rivalité sur mer n’avait rien à voir avec une quelconque rivalité économique au sujet de la maîtrise du marché mondial. Le « monopole anglais » sur le marché mondial, qui étranglait prétendument le développement économique de l’Allemagne, sur lequel on raconte aujourd’hui même tant de balivernes, c’est encore une de ces légendes patriotiques, parmi lesquelles on trouve aussi cette croyance indéracinable à la « revanche » d’une France furibonde. Dès les années 90, pour le malheur des capitalistes anglais, ce monopole n’était déjà plus que de l’histoire ancienne. Le développement industriel de la France, de la Belgique, de l’Italie, de la Russie, de l’Inde, du Japon, mais surtout de l’Allemagne et des États-Unis, y avait mis fin depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 60. Au cours des dernières décennies du siècle, tous les pays, les uns après les autres, faisaient leur entrée sur le marché mondial à côté de l’Angleterre, et le capitalisme se développait régulièrement et au pas de charge en direction d’une économie capitaliste mondiale. Quant à la suprématie maritime de l’Angleterre qui, aujourd’hui encore, provoque tant d’inquiétude même chez certains sociaux-démocrates allemands, et dont la destruction semble à ces braves être d’une nécessité urgente pour la prospérité du socialisme international, cette suprématie maritime – conséquence de l’expansion de l’Empire britannique sur les cinq continents – troubla si peu le capitalisme allemand jusqu’à présent que, sous son joug, il grandit tout au contraire avec une rapidité inquiétante pour devenir un robuste gaillard aux joues pleines de santé. C’est précisément l’Angleterre et ses colonies qui ont servi de tremplin à l’essor du gros capitalisme allemand, tout comme inversement l’Allemagne a été le client principal et le plus indispensable de l’Empire britannique. Bien loin de se contrarier mutuellement, les développements respectifs du gros capital anglais et du gros capital allemand étaient faits pour s’entendre et étaient enchaînés l’un à l’autre dans une vaste division du travail, ce qui fut favorisé dans une large mesure par le libre-échange anglais. Le commerce allemand des marchandises et ses intérêts sur le marché mondial étaient donc absolument étrangers au changement de front dans la politique allemande et à la construction de la flotte.
Quant aux possessions coloniales de l’Allemagne, elles n’étaient pas davantage susceptibles d’amener un affrontement mondial périlleux et une concurrence maritime avec l’Angleterre. La défense des colonies allemandes ne nécessitait pas que l’Allemagne détienne la suprématie maritime, car, de par leur nature, quasi-personne ne les enviait à l’Allemagne, et surtout pas l’Angleterre. Et si maintenant, au cours de la guerre, l’Angleterre et le Japon s’en sont emparés, il ne faut y voir qu’une mesure courante consécutive à l’état de guerre, tout comme l’appétit de l’impérialisme allemand se précipite maintenant sur la Belgique sans que personne ait jamais proposé avant la guerre d’annexer la Belgique : on l’aurait pris pour un fou. Jamais on n’en serait venu à une guerre, sur terre ou sur mer, à propos de l’Afrique du Sud ou du Sud-Est, de la Terre de Guillaume ou du bassin du Tsing-Tau ; tout juste avant la guerre, il y avait même un accord tout prêt entre l’Angleterre et l’Allemagne en vue d’assurer un partage équitable des colonies portugaises entre ces deux puissances.
Le développement de la puissance maritime et le déploiement de la bannière de la politique mondiale du côté allemand laissaient donc présager de nouvelles et considérables incursions de l’impérialisme dans le monde. Avec cette flotte offensive de première qualité et avec les accroissements militaires qui, parallèlement à sa construction, se succédaient à une cadence accélérée, c’était un instrument de la politique future que l’on créait, politique dont la direction et les buts laissaient le champ libre à de multiples possibilités. La construction navale et l’armement militaires constituaient en eux-mêmes l’affaire la plus colossale de la grosse industrie allemande, et, en même temps, ils ouvraient des perspectives infinies au capital des cartels et des banques qui brûlait d’étendre ses opérations au monde entier. Par là était acquis le ralliement de tous les partis bourgeois au drapeau de l’impérialisme. L’exemple des nationaux-libéraux, troupe de choc de l’industrie lourde impérialiste, fut suivi par le Zentrum, lequel, en acceptant en 1900 le projet de loi sur la force navale qu’il avait si hautement dénoncé parce qu’il inaugurait une politique mondiale, devenait définitivement un parti gouvernemental ; le parti libéral lui emboîta le pas à l’occasion du tarif douanier de famine qui faisait suite à la loi sur la flotte de guerre ; le parti des junkers fermait la marche, lui qui, d’adversaire farouche qu’il était de l’« épouvantable flotte » et de la construction du canal, était devenu un zélote et un parasite du militarisme maritime, du brigandage colonial et de la politique douanière qui leur était liée. Les élections parlementaires de 1907, appelées « élections de Hottentots », montrèrent à nu l’Allemagne bourgeoise tout entière, dans un paroxysme d’enthousiasme impérialiste, solidement réunie sous un seul drapeau, l’Allemagne de von Bülow, qui se sentait appelée à jouer le rôle de marteau du monde. Et ces élections, avec leur atmosphère de pogrom, un prélude à l’Allemagne du 4 août, étaient également une provocation qui visait non seulement la classe ouvrière allemande, mais tous les autres États capitalistes, un poing brandi vers aucun État en particulier, mais vers tous à la fois.