Mais le Tsarisme !

La crise de la social-démocratie

Rosa Luxemburg

1915

5. Mais le Tsarisme !

   Mais le tsarisme ! C’est lui indiscutablement qui a décidé de l’attitude adoptée par notre parti, surtout tout au début de la guerre. Dans sa déclaration, le groupe social-démocrate avait lancé le mot d’ordre : contre le tsarisme ! Dans la presse sociale-démocrate, c’est devenu aussitôt un combat pour la « civilisation » européenne tout entière.

   Le Frankfurter Volksstimme écrivait déjà le 31 juillet :

   « La social-démocratie allemande a depuis longtemps accusé le tsarisme d’être le rempart sanglant de la réaction européenne, depuis l’époque où Marx et Engels poursuivaient tous les faits et gestes de ce régime barbare de leurs analyses pénétrantes, jusqu’à l’époque actuelle, où il remplit ses prisons de prisonniers politiques mais tremble pourtant devant tout mouvement ouvrier. Puisse maintenant venir l’occasion d’en finir avec cette société effroyable sous les drapeaux de guerre allemands. »

   Le Pfälzische Post de Ludwigshafen, le même jour :

   « C’est un principe qu’a forgé notre inoubliable August Bebel : il s’agit ici du combat de la civilisation contre la barbarie, auquel le prolétariat participe également. »

   Le Münchener Post du 1er août :

   « Dans l’accomplissement du devoir de la défense du pays contre le tsarisme sanglant, nous ne voulons pas qu’on fasse de nous des citoyens de deuxième classe. »

   Le Volksblatt de Halle daté du 5 août :

   « S’il est exact que nous sommes attaqués par la Russie – et c’est ce que toutes les dépêches nous ont donné à entendre jusqu’ici -, il va de soi que la social-démocratie approuve tous les moyens mis en oeuvre pour la défense. Nous devons de toutes nos forces chasser le tsarisme du pays ! »

   Et le même journal, le 18 août :

   « Maintenant, les dés en sont jetés, maintenant ce n’est plus seulement le devoir de défendre notre patrie et de sauvegarder l’existence de la nation qui nous fait prendre les armes, comme tous les autres Allemands, mais aussi la conscience que l’ennemi contre lequel nous nous battons à l’est est également l’ennemi de tout progrès et de toute civilisation… La défaite de la Russie équivaut à la victoire de la liberté en Europe. »

   Le Volksfreund de Braunschweig écrivait le 5 août :

   « La pression irrésistible de la violence militaire emporte tout sur son passage. Mais les ouvriers conscients ne subissent pas seulement une contrainte extérieure, ils obéissent à leur propre conviction, lorsqu’ils défendent leur sol devant l’envahisseur venu de l’est. »

   Le Arbeiterzeitung d’Essen s’écriait déjà le 3 août :

   « Si maintenant ce pays est menacé par les desseins de la Russie, alors, puisqu’il s’agit de combattre le militarisme russe dont les crimes contre la liberté et la civilisation ne se comptent plus, nous n’accepterons pas d’être en reste avec personne dans le pays quant à l’accomplissement du devoir et à l’esprit de sacrifice… A bas le tsarisme ! A bas le rempart de la barbarie ! Voilà le mot d’ordre. »

   De même, le Volkswacht de Bielefeld daté du 4 août :

   « Le mot d’ordre est partout le même : Contre le despotisme russe et sa perfidie !»

   Le journal du parti à Elberfeld daté du 5 août :

   « Il est de l’intérêt vital de toute l’Europe occidentale d’éliminer ce tsarisme abominable et assoiffé de crimes. Mais cette action qui concerne toute l’humanité est contrecarrée par l’avidité des classes capitalistes d’Angleterre et de France qui veulent priver le capital allemand des sources de profit qu’il exploitait jusqu’ici. »

   Le Rheinische Zeitung de Cologne :

   « Amis, faites votre devoir, tous autant que vous êtes, là où vous envoie le destin ! Vous luttez pour la civilisation européenne, pour la liberté de votre patrie et pour votre propre prospérité. »

   Le Schleswig-Holsteinische Volkszeitung du 7 août écrivait :

   « Il va de soi que nous vivons à l’époque du capitalisme et que nous aurons très certainement aussi des luttes de classes après la Grande Guerre. Mais ces luttes se dérouleront dans un Etat plus libre qu’aujourd’hui ; elles se limiteront beaucoup plus au domaine économique et il sera impossible à l’avenir, une fois que le tsarisme russe aura disparu, de traiter les sociaux-démocrates comme des réprouvés, comme des bourgeois de deuxième classe dépourvus de droits politiques. »

   Le 11 août, le Hamburger « Echo » s’écriait :

   « Car nous n’avons pas seulement à mener une guerre de défense contre l’Angleterre et la France, nous avons à faire avant tout la guerre au tsarisme, et cette guerre-là nous la faisons avec un enthousiasme et sans réserve. Car c’est une guerre pour la civilisation. »

   Et l’organe du parti à Lübeck déclarait encore le 4 septembre :

   « Si la liberté de l’Europe est sauvegardée après le déchaînement de la guerre, l’Europe le devra à la puissance des armes allemandes. C’est contre l’ennemi mortel de toute démocratie et de toute liberté que tendent tous nos efforts dans ce combat ! »

   Voilà l’appel qui retentissait de tous côtés dans la presse du parti social-démocrate allemand.

   Au stade initial de la guerre, le gouvernement allemand accepta l’aide qu’on lui offrait : d’une main nonchalante, il piqua sur son casque le laurier du libérateur de la civilisation européenne. Il consentit à jouer le rôle de « libérateur de nations », quoique avec un malaise visible et une grâce un peu lourde. Le commandement général « pour les deux grandes armées » avait même – nécessité n’a point de loi appris à parler juif, et, dans la Pologne russe, il chatouillait les « mendiants et les conspirateurs » derrière les oreilles. De même, on promit monts et merveilles aux Polonais s’ils trahissaient en masse le gouvernement tsariste alors que, au Cameroun, accusé à tort de ce même crime de « haute trahison », le Duala Manga Bell était pendu sans tambours ni trompettes au milieu du vacarme de la guerre, sans avoir à subir de fastidieuses procédures judiciaires. Et la social-démocratie prenait part à tous ces sauts d’ours de l’impérialisme allemand en difficulté. Tandis que le groupe parlementaire couvrait le corps de ce chef de tribu du Cameroun d’un silence discret, la presse social-démocrate remplissait l’air de ses chants d’allégresse et louait la liberté qui était apportée par les « crosses de fusil » allemandes aux pauvres victimes du tsarisme.

   L’organe théorique du parti, le Neue Zeit, écrivait dans son numéro du 28 août :

   « La population frontalière de l’empire du  » Petit Père  » a salué avec des clameurs de triomphe les troupes d’avant-garde allemandes car, pour tous les Polonais et tous les Juifs de ces régions, l’idée de patrie n’évoque que la corruption et le knout. Ce sont de pauvres diables et de vrais sans-patrie, ces sujets exploités du sanglant Nicolas, et même s’ils en éprouvaient le désir, ils n’auraient rien d’autre à défendre que leurs chaînes, et c’est pourquoi maintenant ils ne vivent que dans l’espoir que des crosses de fusil allemandes, brandies par des poings allemands, puissent sous peu fracasser tout le système tsariste… Tandis que la tempête fait rage au-dessus de leurs têtes, la classe ouvrière allemande est animée par une volonté politique consciente : se défendre à l’ouest contre les alliés de la barbarie orientale, conclure avec eux une paix honorable et poursuivre la destruction du tsarisme jusqu’au dernier souffle des chevaux et des hommes. »

   Le groupe social-démocrate avait prêté à la guerre le caractère d’une défense de la nation et de la civilisation allemandes ; la presse social-démocrate, elle, la proclama libératrice des peuples étrangers. Hindenburg devenait l’exécuteur testamentaire de Marx et Engels.

   La mémoire de notre parti lui a décidément joué un mauvais tour au cours de cette guerre : il oubliait complètement tous ses principes, tous ses serments et toutes les résolutions adoptées dans les congrès internationaux au moment même où il s’agissait de les appliquer, mais, pour comble de malchance, il se souvenait d’un « testament » de Marx et le ressortait de la poussière des temps au moment même où il aurait mieux valu qu’il y reste, pour en faire l’ornement du militarisme prussien que Marx voulait combattre « jusqu’au dernier souffle des chevaux et des hommes ». C’étaient les sonneries de trompettes refroidies du Neue Rheinische Zeitung et de la révolution allemande de Mars, dirigées contre la Russie asservie à Nicolas Ier qui, soudain, en l’an de grâce 1914, vinrent frapper les oreilles de la social-démocratie et lui fourrer dans les mains les « crosses de fusil allemandes » pour partir en campagne, bras dessus bras dessous avec les junkers prussiens, contre la Russie de la grande Révolution.

   C’est ici qu’il s’agit de procéder à une « révision », et de passer en revue l’expérience historique de près de soixante-dix ans avec à la main les maîtres mots de la révolution de Mars.

   En 1848, le tsarisme russe était effectivement « le rempart de la réaction européenne ». Produit spécifique des rapports sociaux de la Russie, profondément enraciné dans un système médiéval reposant sur l’économie naturelle, l’absolutisme russe était l’appui en même temps que le guide tout-puissant de la réaction monarchique ébranlée par la révolution bourgeoise et affaiblie en Allemagne par le particularisme des petits États. En 1851, Nicolas Ier pouvait faire entendre à Berlin par l’intermédiaire de l’envoyé prussien, von Rochow, qu’il « aurait beaucoup aimé qu’en novembre 1848, la révolution ait été étouffée dans l’oeuf par l’entrée du général von Wrangel à Berlin » et qu’il « y aurait eu d’autres moments où on n’aurait pas dû donner une mauvaise Constitution ». Ou, une autre fois, dans une admonestation à Manteuffel : qu’il avait le ferme espoir que, sous sa noble conduite, le ministère royal défendrait de la façon la plus énergique les droits de la couronne devant les chambres, et qu’il ferait valoir les principes conservateurs. Le même Nicolas Ier pouvait aussi accorder l’ordre de Alexandre Nevski à un président du Conseil prussien pour le récompenser de ses « efforts constants… en vue de renforcer l’ordre légal en Prusse ».

   Déjà avec la guerre de Crimée, les choses changèrent considérablement. Cette guerre entraîna la faillite militaire et, du même coup, la faillite politique du vieux système. L’absolutisme russe se vit obligé d’entrer sur la voie des réformes, de se moderniser, de s’adapter aux conditions bourgeoises, et ainsi il avait mis le doigt dans un engrenage diabolique qui, peu à peu, devait finir par le happer tout entier. Les événements de la guerre de Crimée nous permettent en même temps d’effectuer une mise à l’épreuve instructive du dogme de la libération que des « crosses de fusil » peuvent apporter à un peuple asservi.

   La faillite militaire de Sedan a donné la république à la France. Mais cette république n’était pas un cadeau de la soldatesque de Bismarck : hier comme aujourd’hui, la Prusse n’avait rien à offrir aux autres peuples que son propre régime de junkers. En France, la république était le fruit d’une maturation intérieure, résultait des luttes sociales qui eurent lieu depuis 1789 et des trois révolutions. Quant au krach de Sébastopol, il eut le même effet que celui d’Iéna : faute d’un mouvement révolutionnaire à l’intérieur du pays, il ne conduisit qu’à une rénovation intérieure et à la consolidation de l’ancien régime.

   Mais les réformes des années 60 en Russie, qui ont ouvert la voie au développement bourgeois-capitaliste, ne pouvaient être réalisées qu’avec les moyens financiers d’une économie bourgeoise-capitaliste. Et ces moyens étaient fournis par le capital d’Europe occidentale – de France et d’Allemagne. C’est à ce moment que s’est nouée cette nouvelle situation qui dure jusqu’à nos jours : l’absolutisme russe est entretenu par la bourgeoisie d’Europe occidentale. Le « rouble russe » ne coule plus à flots dans les chambres diplomatiques et, comme le déplorait amèrement le prince Guillaume de Prusse encore en 1854, « jusque dans l’antichambre du roi », mais tout au contraire, c’est l’or allemand et français qui coule vers Saint-Pétersbourg pour y nourrir le régime tsariste qui, sans cette sève vivifiante, aurait déjà achevé sa mission depuis longtemps. Dès cette époque, le tsarisme n’est plus seulement un produit des conditions économiques de la Russie : le système capitaliste de l’Europe occidentale devient sa deuxième racine. Depuis, la situation se transforme de plus en plus à chaque décennie. A mesure que la racine originelle de la monarchie est rongée en Russie même par le développement du capitalisme russe, son autre racine, la racine occidentale, se fortifie de plus en plus. Au soutien financier s’ajouta d’une manière croissante le soutien politique, à cause de la concurrence que se livraient la France et l’Allemagne depuis la guerre de 1870. Plus des forces révolutionnaires se dressaient contre l’absolutisme au sein même du peuple russe, et plus elles rencontraient de résistances venant des pays d’Europe occidentale, qui assuraient le tsarisme menacé de leur appui moral et politique. Au début des années 80, le mouvement terroriste du vieux socialisme russe avait ébranlé pour un certain temps le régime tsariste, et il avait sérieusement ruiné son autorité aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays ; c’est ce moment que choisit Bismarck pour conclure avec la Russie son Traité de réassurance et lui donner un appui dans la politique internationale. D’autre part, plus la Russie était courtisée par la politique allemande, et plus les caisses de la bourgeoisie française lui étaient largement ouvertes. Puisant dans ces deux sources de revenus, l’absolutisme cherchait à prolonger son existence en luttant contre le flot désormais croissant du mouvement révolutionnaire à l’intérieur du pays.

   Alors, le développement capitaliste que le tsarisme avait choyé de ses propres mains commença enfin à porter ses fruits : à partir des années 90, on assista au mouvement révolutionnaire de masse du prolétariat russe. Les fondements du tsarisme se mettent à trembler et à chanceler dans le pays même. L’unique « rempart de la réaction européenne » se voit bientôt contraint d’accorder « une mauvaise constitution » et doit désormais chercher à son tour un « rempart » salvateur devant le flot qui monte dans son propre pays. Et il le trouve : en Allemagne. L’Allemagne de Bülow acquitte la dette de reconnaissance que la Prusse de Wrangel et de Manteuffel avait contractée. Le scénario est complètement inversé : l’aide fournie par la Russie en vue de lutter contre la révolution allemande est remplacée par l’aide que fournit l’Allemagne en vue de lutter contre la révolution russe. Dénonciations, interdictions de séjour, extraditions… – comme au temps béni de la Sainte Alliance, une chasse en règle aux « agitateurs » se déchaîne en Allemagne contre les combattants russes pour la liberté, et les poursuit jusqu’au seuil de la révolution russe. La persécution trouve son couronnement dans le procès de Königsberg, mais de plus, ce procès illumine comme un éclair toute la période de l’évolution historique depuis 1848, le renversement complet des rapports entre l’absolutisme russe et la réaction européenne. Tua res agitatur ! s’écrie un ministre de la Justice prussien à l’adresse des classes dirigeantes allemandes, en montrant du doigt les fondements chancelants du régime tsariste. « L’établissement d’une république démocratique en Russie devrait avoir des répercussions sensibles en Allemagne », déclare à Königsberg le premier procureur Schulze. – «  Si la maison de mon voisin est en flammes, la mienne aussi est en danger » Et son adjoint Caspar souligne : « Les intérêts publics de l’Allemagne sont évidemment concernés au premier chef par le sort du bastion de l’absolutisme. Il est indubitable que les flammes d’un mouvement révolutionnaire peuvent facilement rejaillir sur l’Allemagne… » Ici, on peut enfin saisir de manière tangible comment la taupe de l’évolution historique effectue son travail de sape et change les choses du tout au tout : elle avait enterré le mot d’ordre de « rempart de la réaction européenne ». Maintenant, c’est la réaction européenne, et en premier lieu celle des junkers prussiens, qui est le rempart de l’absolutisme russe ; c’est grâce à elle qu’il tient encore debout et c’est en elle qu’il peut être mortellement touché. Les événements de la Révolution russe devaient confirmer cela.

   La révolution fut écrasée. Mais, si on les examine un peu plus profondément, les raisons de cet échec provisoire sont instructives pour la position de la social-démocratie allemande au cours de la guerre actuelle. Deux causes peuvent expliquer la défaite du soulèvement russe de 1905-1906, malgré la richesse extraordinaire de sa force révolutionnaire, malgré la lucidité et la ténacité dont il a fait preuve. La première est une cause interne, elle réside dans la nature même de la révolution : dans l’immensité de son programme historique, dans la masse de problèmes économiques et politiques qu’elle a soulevés, tout comme la grande Révolution française l’avait fait un siècle auparavant, et qui, comme la question agraire, par exemple, sont absolument insolubles dans l’ordre social actuel ; dans la difficulté de créer une forme moderne d’État assurant la domination de classe de la bourgeoisie contre la résistance contre-révolutionnaire de toute la bourgeoisie de l’Empire. De ce point de vue, la révolution russe a échoué parce qu’elle était une révolution prolétarienne avec des tâches bourgeoises, ou, si l’on veut, une révolution bourgeoise avec des moyens de lutte socialistes prolétariens, le heurt violent de deux époques qui s’entrechoquent dans la foudre et le tonnerre, le produit aussi bien du développement attardé des rapports de classes en Russie que de leur développement avancé en Europe occidentale ; de ce point de vue, sa défaite en 1906 n’était pas sa faillite, mais seulement la conclusion du premier chapitre, qui doit être suivi par d’autres chapitres avec la nécessité d’une loi naturelle. Quant à la deuxième cause, il s’agit à nouveau d’une cause extérieure, et c’est en Europe occidentale qu’il faut la chercher. Une fois de plus, la réaction européenne se précipitait au secours de son protégé en détresse. Pas encore avec la poudre et le plomb, quoiqu’en 1905 déjà, les « crosses de fusil allemandes brandies par des poings allemands » n’attendaient qu’un signe de Saint-Pétersbourg pour pénétrer dans la Pologne voisine. Mais avec des remèdes simples qui étaient tout aussi efficaces : elle donna un coup d’épaule au tsarisme par des subsides financiers et des alliances politiques. Avec de l’argent français, le tsarisme acheta la mitraille avec laquelle il abattit les révolutionnaires russes, et il reçut de l’Allemagne le réconfort politique et moral qui lui permit de reprendre contenance après les affronts que lui avaient infligés les torpilles japonaises et les poings des prolétaires russes. En 1910, l’Allemagne reçut officiellement le tsarisme russe à bras ouverts. En recevant ce monstre sanguinaire devant les portes de la capitale du Reich, l’Allemagne ne donnait pas seulement sa bénédiction à l’étranglement de la Perse, mais surtout au travail de bourreau de la contre-révolution russe ; c’était le banquet officiel de la « civilisation » allemande et européenne sur le prétendu tombeau de la Révolution russe. Et, chose étonnante, au moment même où elle assistait dans son propre pays à ce festin funèbre célébré sur les hécatombes de la révolution russe, la social-démocratie allemande garda un silence complet et elle avait totalement oublié le « testament de nos maîtres » de l’année 1848. Alors que maintenant, au début de la guerre, depuis que la police le permet, la plus petite feuille du parti se grise d’expressions sanglantes contre le bourreau de la liberté russe, en 1910, au moment où le bourreau lui-même était fêté à Potsdam, elle n’a pas soufflé mot, n’a pas fait entendre la moindre protestation, n’a pas publié le moindre article de solidarité avec la liberté russe, n’a pas introduit de véto contre le soutien de la contre-révolution russe ! Et cependant, ce voyage triomphal du tsar en Europe en 1910 a montré, on ne peut mieux, que les prolétaires russes qui furent assassinés ne sont pas seulement des victimes de la réaction de leur pays natal, mais aussi de la réaction d’Europe occidentale, et que, tout comme les combattants de mars 1848, ils ne se sont pas seulement fracassé le crâne contre la réaction dans leur propre pays, mais aussi contre son « rempart » à l’étranger.

   Et pourtant, la source vive de l’énergie révolutionnaire du prolétariat russe est aussi inépuisable que la coupe des souffrances qu’il a endurée sous le double régime de knout du tsarisme et du capital. Après une période de croisade barbare de la contre-révolution, la fermentation révolutionnaire a recommencé. Depuis 1911, depuis le massacre de Lena, la masse ouvrière s’est relevée et elle a repris le combat, le flot a recommencé à monter et à écumer. D’après les communiqués officiels, les grèves économiques en Russie ont compté 46.623 ouvriers et 256.385 jours de grève en 1910, 96.730 ouvriers et 768.556 jours de grève en 1911, 98.771 ouvriers et 1.214.881 jours de grève dans les cinq premiers mois de 1912. Les grèves politiques de masse, les protestations et démonstrations rassemblèrent 1.005.000 ouvriers en 1912 et 1.272.000 en 1913. En 1914, le flot continuait à monter, avec un grondement sourd, et il se faisait de plus en plus menaçant. Le 22 janvier, pour célébrer l’anniversaire du début de la révolution, il y eut une grève de masse comprenant 200.000 ouvriers. En juin, tout comme avant l’éclatement de la révolution, un foyer révolutionnaire prit naissance dans le Caucase, à Bakou. 40.000 ouvriers firent la grève de masse. Les flammes en rejaillirent jusqu’à Saint-Pétersbourg : là-bas, le 17 juillet, 80.000 ouvriers se mirent en grève ; le 20 juillet, 200.000 ouvriers ; le 23 juillet, la grève générale commença à s’étendre à tout l’Empire russe, on dressa des barricades, la révolution était en marche… Encore quelques mois, et elle faisait certainement son apparition, drapeaux au vent. Encore quelques années, et elle pouvait peut-être paralyser le tsarisme au point qu’il n’aurait plus pu servir à la danse impérialiste de tous les Etats, prévue pour 1916. Cela aurait peut-être modifié toute la configuration de la politique mondiale et bouleversé tous les plans de l’impérialisme…

   Mais c’est l’inverse qui s’est produit : la réaction allemande a bouleversé tous les plans du mouvement révolutionnaire russe. La guerre fut déclenchée par Vienne et Berlin, et elle a enseveli la Révolution russe sous ses décombres – peut-être à nouveau pour des années. Les « crosses de fusil allemandes » n’ont pas écrasé le tsarisme, mais ses opposants. Elles ont fourni au tsarisme la guerre la plus populaire que la Russie ait connue depuis un siècle. Cette fois, tout contribuait à auréoler le gouvernement russe d’un prestige moral : le fait, évident partout sauf en Allemagne, que la guerre avait été provoquée par Vienne et par Berlin, l’Union sacrée proclamée en Allemagne et le délire nationaliste qu’elle déchaînait, le sort de la Belgique, la nécessité de courir au secours de la République française – jamais l’absolutisme n’avait eu une position aussi favorable dans une guerre européenne. Le drapeau de la révolution qui symbolisait tant d’espoirs fut englouti dans les remous tumultueux de la guerre – mais il sombra avec honneur, et il ressortira de cette boucherie immonde pour flotter à nouveau, malgré les crosses de fusil allemandes, malgré la victoire ou la défaite du tsarisme sur les champs de bataille.

   Les rébellions nationales que l’on attendait en Russie n’ont pas eu lieu. Les minorités nationales se sont évidemment moins laissé leurrer par la mission libératrice des cohortes de Hindenburg que la social-démocratie allemande. Pratiques comme ils le sont, les Juifs pouvaient faire ce calcul simple sur leurs doigts : si les « poings allemands » n’avaient pas réussi une seule fois à « écraser » la réaction dans leur propre pays, s’ils permettaient l’existence du suffrage censitaire, ils étaient encore bien moins à même d’« écraser » l’absolutisme russe. Les Polonais, en proie au triple enfer de la guerre, ne pouvaient en vérité pas répondre à haute voix au message de salut plein de promesses de leurs « libérateurs » venus de Wreschen, où on inculquait le Notre-Père allemand aux enfants polonais en les marquant de raies sanglantes, ou à celui des membres des commissions de colonisation prussiennes – mais ils pouvaient avoir traduit dans leur for intérieur, en un polonais encore plus énergique, la sentence allemande de Goetz von Berlichingen. Tous : Polonais, Juifs et Russes avaient fait très tôt la simple constatation que les « crosses de fusil allemandes » avec lesquelles on leur fracassait le crâne ne leur apportaient pas la liberté, mais la mort.

   La légende de libération forgée dans cette guerre par la social-démocratie allemande avec le testament de Marx est plus qu’une mauvaise plaisanterie : c’est un acte frivole. Pour Marx, la révolution russe était un tournant de l’histoire. Toutes les perspectives politiques et historiques qu’il traçait étaient liées à cette restriction : « pour autant que la révolution n’éclate pas entre-temps en Russie ». Marx croyait à la révolution russe et il l’attendait, même lorsqu’il n’avait encore devant les yeux qu’une Russie asservie. Entre-temps, la révolution s’était produite. Elle n’avait pas remporté la victoire du premier coup, mais on ne peut plus ne pas en tenir compte, elle est à l’ordre du jour, elle vient précisément de se relever. Et voilà que tout à coup, les sociaux-démocrates allemands reviennent avec les « crosses de fusil allemandes » et déclarent la Révolution russe nulle et non avenue, ils la rayent de l’histoire. Ils ont soudain ressorti les archives de 1848 : Vive la guerre contre la Russie ! Mais en 1848, il y avait la révolution en Allemagne, et en Russie une réaction désespérément figée. En 1914 par contre, la Russie avait la révolution dans le corps, alors que l’Allemagne était dirigée par le régime des junkers prussiens. Ce n’est pas à partir des barricades allemandes, comme Marx en 1848, mais directement de la cave de Pandour, où un petit lieutenant les tenait enfermés, que les « libérateurs de l’Europe » allemands se sont lancés dans leur mission civilisatrice contre la Russie ! Dans une étreinte fraternelle avec les junkers prussiens, qui sont le rempart le plus solide du tsarisme russe ; bras dessus bras dessous avec des ministres et des procureurs de Königsberg avec lesquels ils avaient conclu une Union sacrée – ils se sont élancés contre le tsarisme et ont fracassé leurs « crosses de fusil »… sur le crâne des prolétaires russes ! On peut difficilement imaginer une farce historique plus sanglante, une insulte plus brutale à la Révolution russe et au testament de Marx. Elle forme l’épisode le plus sombre de l’attitude politique de la social-démocratie durant cette guerre.

   Car la libération de la civilisation européenne ne devait être qu’un épisode : très vite, l’impérialisme allemand abandonna ce masque encombrant et s’attaqua ouvertement à la France et surtout à l’Angleterre. Une partie de la presse du parti le suivit également dans ce revirement. Au lieu de s’en prendre au tsar sanglant, elle se mit à livrer la perfide Albion et son esprit de boutiquier au mépris général, et à libérer la civilisation européenne de la domination maritime de l’Angleterre après l’avoir délivrée de l’absolutisme russe. La situation affreusement embrouillée dans laquelle le parti s’était placé ne pouvait pas se manifester d’une manière plus éclatante que dans les efforts convulsifs de la meilleure partie de sa presse, laquelle, effrayée par ce front réactionnaire, s’efforçait par tous les moyens de ramener la guerre à son but initial, en insistant sur le « testament de nos maîtres » c’est-à-dire sur un mythe qu’elle-même, la social-démocratie, avait forgé ! « C’est le coeur lourd que j’ai dû mobiliser mon armée contre un voisin avec lequel elle a combattu en commun sur tant de champs de bataille. C’est avec une douleur sincère que je vois se briser une amitié loyalement respectée par l’Allemagne. » C’était clair, simple, et honnête. Le groupe et la presse sociaux-démocrates avaient transposé cela dans un article du Neue Rheinische Zeitung. Mais lorsque la rhétorique des premières semaines de la guerre fut balayée par le prosaisme lapidaire de l’impérialisme, l’unique et faible explication de l’attitude de la social-démocratie allemande s’en alla en fumée.

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