L’assemblée nationale
Rosa Luxembpurg
« Die Rote Fahne », 20 novembre 1918. Reproduit d’après la brochure : « Supplément à « La Vérité », 1er février 1959 »
De la « Deutsche Tageszeitung », du « Vossische » et du « Vorwärts » jusqu’à l’indépendante « Freiheit », de Reventlow, Erzberger, Scheidemann jusqu’à Haase et Kautsky, un appel unanime se fait entendre pour réclamer l’Assemblée Nationale, et un cri d’angoisse non moins unanime s’élève, à l’idée que le pouvoir pourrait tomber aux mains de la classe ouvrière.
C’est donc, à les écouter, le « peuple » entier, la « nation entière qui doit être appelée à décider des destinées ultérieures de la révolution, par l’expression d’une majorité.
Chez les agents avoués ou camouflés de la classe dirigeante, ce mot d’ordre se comprend de soi-même. Avec les gardiens des coffres-forts capitalistes, nous ne discuterons ni à l’Assemblée Nationale, ni sur l’Assemblée Nationale. Mais les dirigeants des Indépendants eux-mêmes se situent, sur cette question décisive, dans le même camp que les gardiens du capital.
Ils veulent de cette manière, comme Hilferding l’expose dans la « Freiheit », épargner à la révolution l’emploi de la force, la guerre civile avec toutes ses épouvantes. Illusion petite-bourgeoise ! Ils se représentent le cours de la puissante révolution sociale devant laquelle se trouve l’humanité sous la forme d’une rencontre entre les diverses classes sociales pour une belle discussion paisible et « digne », qui trouve sa conclusion dans un vote — peut-être même encore une fois par le fameux « saute-mouton ». Et si la classe capitaliste constate alors qu’elle se trouve en minorité, elle déclarera, avec un soupir, en tant que parti parlementaire discipliné : Rien à faire ! Nous voyons que nous sommes battus aux voix, soit ! Nous en convenons et nous transmettons aux travailleurs tous nos domaines, nos usines, nos mines, tous nos coffres-forts ignifugés et tous nos beaux profits…
En vérité, la race des Lamartine, des Garnier-Pagès, des Ledru-Rollin, des illusionnistes et des bavards petits-bourgeois de l’année 1848, cette race n’est pas éteinte ; elle ressuscite dans sa version allemande, ennuyeuse, pédante et érudite — dépourvue de l’éclat, du talent et du charme de la nouveauté — en la personne des Kautsky, Hilferding, Haase.
Ces marxistes pleins de profondeur ont oublié I’A.B.C. du socialisme. Ils ont oublié que la bourgeoisie n’est pas un parti parlementaire, mais une classe dirigeante, qui se trouve en possession de tous les instruments de la domination économique et sociale.
Ces Messieurs les junkers et les capitalistes ne se tiennent tranquilles qu’aussi longtemps que le gouvernement révolutionnaire se contente de poser un léger maquillage esthétique sur le régime du salariat ; ils ne sont gentils qu’aussi longtemps que la révolution est gentille, c’est-à-dire aussi longtemps que le nerf vital, l’artère de la domination de classe de la bourgeoisie : la propriété privée capitaliste, le salariat, le profit, restent intacts. Si le profit est pris à la gorge, si la propriété privée est offerte au couteau du sacrifice, alors c’en sera fini de la bonhomie.
L’idylle actuelle, où le loup et l’agneau, le tigre et la brebis paissent paisiblement, côte à côte, comme dans l’arche de Noé, durera exactement jusqu’à l’instant précis où l’on commencera à s’occuper sérieusement du socialisme.
Aussitôt que la fameuse Assemblée Nationale décidera réellement de réaliser le socialisme dans toute son ampleur, d’extirper radicalement la domination du capital, aussitôt commencera le combat. Quand la bourgeoisie sera touchée au coeur — et son coeur est dans son coffre-fort — elle se battra à la vie, à la mort pour sa domination, elle accumulera mille obstacles, ouvertement et en secret, contre les mesures socialistes.
Tout cela est inévitable. Toutes ces bataillas devront être livrées jusqu’au bout — que ce soit avec ou sans Assemblée Nationale. La « guerre civile », que l’on veut bannir avec angoisse de la révolution, ne se laisse pas bannir, car la guerre civile n’est qu’un autre nom de la lutte des classes, et l’idée que le socialisme pourrait être réalisé sans lutte des classes, par la décision d’une majorité parlementaire, est une ridicule illusion petite-bourgeoise.
Que gagne-t-on alors par ce lâche détour de l’Assemblée Nationale ? On renforce la position de la bourgeoisie, on affaiblit le prolétariat, on le plonge dans la confusion par des illusions vides de contenu, on gaspille du temps et des forces en « discussions » entre le loup et l’agneau, en un mot, on fait le jeu de tous ces éléments dont le but est de frustrer la révolution prolétarienne de ses objectifs socialistes, d’en faire, en l’émasculant, une révolution démocratique bourgeoise.
Mais la question de l’Assemblée Nationale n’est pas une question d’opportunité, une question de plus grande « commodité » ; c’est une question de principe, de la reconnaissance du caractère socialiste de la révolution.
Lors de la grande révolution française, le premier pas décisif fut accompli en Juillet 1789, lorsque les trois états séparés s’unifièrent en une Assemblée Nationale. Cette décision marqua de son empreinte tout le cours ultérieur des événements, elle fut le symbole de la victoire du nouvel ordre social bourgeois sur la société moyenâgeuse féodale des corporations.
De la même manière, le symbole de l’ordre social nouveau, socialiste, dont la présente révolution prolétarienne est grosse, le symbole du caractère de classe de ses tâches spécifiques, c’est le caractère de classe de l’organe politique qui doit accomplir ces tâches : le parlement des travailleurs, la représentation du prolétariat des villes et des campagnes.
L’Assemblée Nationale est un héritage suranné des révolutions bourgeoises, une cosse vide, un résidu du temps des illusions petites-bourgeoises sur le « peuple uni », sur la « liberté, égalité, fraternité » de l’état bourgeois.
Celui qui, aujourd’hui, recourt à l’Assemblée Nationale, celui-là veut, consciemment ou inconsciemment, faire reculer la révolution jusqu’au stade historique des révolutions bourgeoises ; c’est un agent camouflé de la bourgeoisie, ou un idéologue inconscient de la petite-bourgeoisie.
C’est au cri de : « Démocratie ou dictature !» que se livre la bataille autour de l’Assemblée Nationale, et les dirigeants socialistes dociles reprennent à leur compte ce slogan de la démagogie contre-révolutionnaire, sans s’apercevoir que cette alternative n’est qu’une falsification démagogique.
Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un choix entre la démocratie et la dictature. La question qui est mise par l’histoire à l’ordre du jour, c’est : démocratie BOURGEOISE ou démocratie SOCIALISTE. Car la dictature du prolétariat, c’est la démocratie au sens socialiste du terme. La dictature du prolétariat, cela ne signifie pas les bombes, les putschs, l’émeute, l’ « anarchie , ainsi que les agents du profit capitaliste osent le prétendre, mais bien l’emploi de tous les moyens du pouvoir politique pour l’édification du socialisme, pour l’expropriation de la classe capitaliste — conformément au sentiment et par la volonté de la majorité révolutionnaire du prolétariat, donc dans l’esprit de la démocratie socialiste. Sans la volonté consciente et l’action consciente de la majorité du prolétariat, pas de socialisme. Pour aiguiser cette conscience, pour tremper cette volonté, pour organiser cette action, il faut un organe de classe : le parlement des prolétaires des villes et des campagnes.
La convocation d’une telle assemblée de représentants des travailleurs, à la place de l’Assemblée Nationale des révolutions bourgeoises, constitue par elle-même un acte de la lutte des classes, une rupture avec le passé historique de la société bourgeoise, un instrument puissant d’agitation des masses prolétariennes, une déclaration de guerre sans ambages au capitalisme.
Pas de faux-fuyants, pas d’équivoque — les dés doivent être jetés. Le crétinisme parlementaire était hier une faiblesse, c’est aujourd’hui une équivoque, ce sera demain une trahison envers le socialisme.