Problèmes russes
Rosa Luxembourg
Avril 1917
Première publication : Der Kampf, 7.IV. 1917.
A présent que l’image de la révolution russe et notamment de son œuvre surgit claire et précise malgré la cuisine mystificatrice des commentateurs bourgeois intéressés, on peut dégager et retenir à travers le fouillis des détails certains traits fondamentaux de ces événements prodigieux.
En ce moment, la Russie confirme une fois de plus cette vieille expérience historique : il n’est rien de plus invraisemblable, de plus impossible, de plus fantaisiste qu’une révolution une heure avant qu’elle n’éclate ; il n’est rien de plus simple, de plus naturel et de plus évident qu’une révolution lorsqu’elle a livré sa première bataille et remporté sa première victoire. On n’a cessé, dans la presse allemande notamment, de rendre compte jour après jour, des troubles internes, des crises, des fermentations dans l’empire du tsar, et pourtant, à cette heure encore, l’opinion publique allemande et le monde entier ont manifestement le souffle coupé devant le spectacle soudain et prodigieux de la révolution russe. On aurait pu, une semaine encore avant qu’elle n’éclatât, avancer cent raisons prouvant qu’elle était impossible : le peuple accablé par une guerre terrible, par le besoin et la misère ; les classes bourgeoises, guéries à tout jamais du rêve de liberté par les souvenirs de la révolution d’il y a dix ans et, de plus, enchaînées au tsarisme par les plans de conquête impérialistes ; de vastes couches de la classe ouvrière démoralisées par la fureur nationaliste à laquelle la guerre avait donné libre cours, ses troupes socialistes d’élite décimées par la saignée de la guerre, dispersées par la dictature du sabre, privées d’organisation, de presse, de chef… On pouvait prouver par a plus b et par le menu qu’en Russie, les explosions de désespoir et l’anarchie étaient aujourd’hui possibles, mais qu’une révolution politique moderne, aux objectifs clairs, guidée par un idéal, était tout bonnement impensable. Et maintenant ? Tout cela n’était que mensonges, phrases, bavardages ! La révolution s’est légitimée par la seule voie qu’emprunte dans l’histoire tout mouvement nécessaire : par le combat et la victoire.
L’opinion publique européenne s’étonne surtout de deux aspects des événements russes : la rapidité du triomphe et l’extrémisme qui s’est manifesté dès la première heure ; le gouvernement provisoire, composé d’une foule bourgeoise d’éléments tièdes ne s’est-il pas déjà prononcé pour la république démocratique ! Mais ces deux aspects ne peuvent frapper que le regard superficiel des philistins qui ne distinguent jamais les rapports historiques profonds entre hier et aujourd’hui. Ceux qui, en revanche, ne perdent pas de vue que mars 1917 n’est que la continuation de la révolution de 1905-1907, entravée par la contre-révolution puis par la guerre mondiale, ceux-là ne peuvent s’étonner ni de son triomphe rapide ni de sa progression résolue. Fruit mûr des efforts, des luttes et des sacrifices des dix dernières années, elle surgit du sein de la société russe et fournit ainsi la preuve réconfortante de ce que pas une seule goutte du sang que nos frères russes ont versé au cours de cette terrible décennie pour la cause de la liberté, que pas un jour du supplice d’incarcération et de détention qu’ont subi tant de camarades russes, n’aura été un vain sacrifice. La liberté dont ils jouissent maintenant, ils l’ont largement méritée et largement payée.
Avec un radicalisme frappant, les libéraux russes ont fait soudain peau neuve, abandonnant un programme constitutionnel des plus éculés, pour la république ; ont adhéré de surcroît à cette forte poussée à gauche les libéraux nationalistes russes et presque même des conservateurs ; tout cela ne peut à nouveau surprendre que les philistins pour qui les mots d’ordre, les programmes, les physionomies inscrites dans le quotidien parlementaire tiennent lieu de vérités éternelles. Ceux qui, en revanche, ont étudié l’histoire, se contentent d’observer en souriant la répétition fidèle des révolutions anglaise, française et allemande ; dans les périodes de bouleversement, en effet, l’attitude de toutes les classes et de tous les partis dépend de la puissance et de l’attitude de la classe la plus avancée : la classe ouvrière. Qu’elle se fixe ses objectifs avec audace et soit prête à mettre toute sa puissance au service de ces objectifs et toute la phalange bourgeoise la suivra dans un glissement proportionnel vers la gauche.
Certes, les ouvriers russes n’ont pas d’organisations, pas d’associations électorales, presque pas de syndicats, pas de presse. Mais ils disposent d’atouts décisifs pour leur pouvoir et leur influence : une combativité toute neuve, une volonté arrêtée et un esprit de sacrifice sans bornes pour les idéaux du socialisme ; ils disposent de ces qualités sans lesquelles le plus bel appareil organisationnel n’est qu’un vain bric-à-brac, un boulet au pied de la masse prolétarienne. Certes, sans organisation, la classe ouvrière ne peut conserver longtemps toutes ses facultés d’action. Voilà pourquoi nous sommes prêts à affirmer qu’en ce moment même, à Pétersbourg, à Moscou, dans toute la Russie, les ouvriers ont fébrilement entrepris de se créer une organisation, des associations politiques, des syndicats, des instituts culturels, tout l’appareil. Comme il y a dix ans, le premier acte du prolétariat révolutionnaire russe sera de combler le plus rapidement possible les lacunes dans l’organisation. Et cette organisation, née du combat et trempée à ce feu constituera certainement une authentique cuirasse pour sa puissance et non pas le carcan de son impuissance.
Dans la situation actuelle, la voie du prolétariat russe est clairement tracée. Certes, il doit présenter ses revendications sociales et politiques sans faiblir ni transiger ; pourtant, chacune de ces revendications, l’œuvre de la révolution dans son ensemble, dépendent avant tout du mot d’ordre : fin à la guerre ! Les ouvriers russes doivent harmonieusement conjuguer à l’ensemble de leur action la conquête préalable de la paix et sans aucun doute, ils s’y emploient dès maintenant. Ils abordent ainsi le premier grand conflit avec leur propre bourgeoisie, un âpre combat contre l’ennemi intérieur.
On verra bien si le prolétariat russe qui ne reculera certainement devant aucun sacrifice sera seul saigné en ce combat, et peut-être même saigné à blanc pour la cause de la paix qui est aussi la cause du socialisme international.
Gracchus, Der Kampf, 7. IV.1917, pp. 1-2.