Sur la révolution russe
Rosa Luxembourg
Mars 1917
Première publication : Der Kampf, Socialdemokratisches Propaganda – Organ, Duisburg, 24. III. 1917, pp. 1-2.
Dans l’incertitude et la confusion des nouvelles qui, jusqu’à présent, sont parvenues de l’étranger, parler de la révolution russe est assez difficile, surtout dans un hebdomadaire dont la vision des choses peut chaque jour se trouver limitée ou infirmée par des nouvelles plus récentes.
Cependant, il est certains aspects que l’on peut constater aujourd’hui sans craindre que, dès demain, ils ne paraissent futiles, des aspects qui sont déterminants pour le sens historique de cette révolution. Savoir où se trouvent le tsar et sa famille, quel membre de la famille du tsar songe à pactiser avec la révolution russe ou non, etc. peut avoir un grand intérêt pour les philistins, mais ne concerne en rien les politiciens, dès lors qu’il s’est avéré que la révolution russe ne cherche nullement à s’en prendre à la dynastie du tsar en tant que telle.
Dans son essence historique, cette révolution est un soulèvement de la bourgeoisie contre l’incapacité du tsarisme à mener victorieusement une guerre mondiale. On sait combien la bourgeoisie russe a passionnément souhaité la guerre mondiale et y a poussé. Ce fut l’une des pires duperies des socialistes gouvernementaux allemands que de présenter la guerre des Russes comme le déferlement pillard de hordes barbares sur la civilisation occidentale, utilisant à cette fin un vocabulaire archaïque, tombé depuis longtemps en désuétude. Peu avant le début de la guerre, le professeur Mitrofanov, historien de renom formé dans les universités allemandes et nettement pro-allemand, exposait encore de façon très convaincante que « la propriété et la culture » en Russie, c’est-à-dire en clair la bourgeoisie russe, désirait ardemment une guerre avec l’Allemagne à laquelle elle se heurtait partout où elle voulait tendre ses rêts capitalistes.
C’est ce qui explique la caducité de la tentative de saluer dans la révolution russe un présage de paix. Au contraire, pour autant que cela dépende d’eux, les tenants actuels du pouvoir en Russie poursuivront la guerre avec une énergie redoublée et – ils l’espèrent – avec deux fois plus de succès; oui, plus d’un signe donne à croire que la crainte de voir le tsar se décider à signer une paix séparée avec l’Allemagne n’a pas été le moindre ressort de la rapidité de leur intervention. C’est là que réside également l’explication du ralliement d’une partie de l’aristocratie, et notamment de la force armée, à la révolution russe.
Ainsi, cette révolution confirme la formule célèbre de Lassalle : il est impossible de mener la bourgeoisie dans le feu de l’action pour les idéaux de liberté, égalité, fraternité, mais pour défendre ses intérêts capitalistes, elle est encore capable de sortir ses griffes et de montrer les dents. On peut même relativement féliciter la bourgeoisie russe d’avoir su mettre en branle pour ses dignes autels des forces plus importantes que d’aucunes, situées plus à l’Ouest. Mais en fin de compte, la bourgeoisie demeure la bourgeoisie et ne peut faire une révolution sans s’appuyer sur les masses populaires dont la vigueur révolutionnaire a été trempée par la rude école de la misère et de la famine. Il en fut ainsi en 1789 en France, il en fut ainsi en 1848 en France et en Allemagne et il en fut ainsi en 1917 en Russie.
C’est pourquoi on peut appliquer à toute révolution victorieuse la formule du poète romain : le noir souci chevauche en croupe du cavalier qui rentre du combat auréolé de gloire. On sait trop bien comment la bourgeoisie de 1789 et de 1848 s’est débarrassée de ce souci. Au lendemain de la victoire, elle paya les combattants qui avaient remporté cette victoire au prix de leur sang et de leurs muscles de la plus vile ingratitude. Et il n’y a pas la moindre raison de douter que la bourgeoisie russe ne s’en tienne à cette méthode éprouvée. Certes, son programme comporte une série de revendications qui vont assez loin, mais bien entendu dans le domaine politique et non dans le domaine social ; et ce qu’il peut advenir de la convocation d’une assemblée nationale élue au suffrage universel égal et secret, qui aurait à débattre d’une nouvelle constitution de l’Empire, est inscrit dans l’exemple allemand de 1848. C’est exactement le même « succès » qu’avaient remporté les ouvriers berlinois en 1848, mais à peine un an plus tard était établi le suffrage censitaire à trois classes dont nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser.
Les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner ? C’est pour les ouvriers allemands la question essentielle et décisive de la révolution russe. Nous n’avons pas peur, au contraire, nous sommes confiants : les expériences douloureuses de leur propre classe les auront assez éduques pour qu’ils ne laissent pas à la bourgeoisie les fruits d’une victoire qu’ils ont eux-mêmes remportée, quelles que soient l’âpreté et la durée des luttes qu’il en coûtera pour s’assurer ces fruits. Alors seulement s’accomplira la prophétie de notre Freiligrath qui, dans la lune de miel actuelle de la révolution russe, ne revêt encore pourtant que l’apparence de l’ironie :
Regardez donc à l’Ouest !
Il reste un peuple au monde
Qui farouche, de sa main
De fer, persiste dans la révolte !
A l’Est, lointain et sauvage,
Avant-poste de la liberté,
Se livre le combat
Dont le flot brûlant,
Fondant toutes les chaînes,
De vous aussi fera des hommes libres !