Extrait de l’intervention avec la première délégation des ouvriers américains

Extrait de l’intervention avec la première délégation des ouvriers américains

Staline

9 Septembre 1927

   Publié dans la Pravda, n° 210 le 15 septembre 1927

   Première question. Quels principes nouveaux ont été pratiquement ajoutés au marxisme par Lénine et le Parti communiste ? Serait-il juste de dire que Lénine croyait en la « révolution créatrice », alors que Marx était plutôt enclin à attendre que le développement des forces économiques eût atteint son point culminant ?

   Réponse. — Je pense que Lénine n’a « ajouté » au marxisme aucun « principe nouveau », pas plus qu’il n’a retranché aucun des « vieux » principes du marxisme. Lénine a été et reste le disciple le plus fidèle et le plus conséquent de Marx et d’Engels ; il s’inspire entièrement et sans réserve des principes du marxisme. Mais Lénine ne fut pas seulement le réalisateur de la doctrine de Marx et d’Engels. Il en fut aussi le continuateur. Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’il a développé plus avant la doctrine de Marx et d’Engels en tenant compte des nouvelles conditions du développement social, de la nouvelle phase du capitalisme, en tenant compte de l’impérialisme. Cela veut dire qu’en développant plus avant la doctrine de Marx dans les nouvelles conditions de la lutte de classes, Lénine a versé au trésor commun du marxisme un élément nouveau, en comparaison de ce qui a été donné par Marx et Engels, de ce qui pouvait être donné dans la période du capitalisme pré-impérialiste, et cet élément nouveau, versé par Lénine au trésor du marxisme, repose tout entier sur les principes établis par Marx et Engels. C’est en ce sens précisément que l’on dit chez nous que le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes. Voici quelques problèmes pour lesquels Lénine a apporté du nouveau, en développant plus avant la doctrine de Marx.

   Premièrement, le problème du capitalisme de monopole, de l’impérialisme, nouvelle phase du capitalisme. Dans Le Capital, Marx et Engels ont fourni une analyse des bases du capitalisme. Mais Marx et Engels ont vécu à l’époque de la domination du capitalisme pré-monopoliste, à l’époque de l’évolution continue du capitalisme et de son extension « pacifique » sur tout le globe. Cette vieille phase s’est terminée à la fin du XIXe et au commencement du XXe siècle, alors que Marx et Engels n’étaient plus en vie. On conçoit que Marx et Engels n’aient pu que conjecturer les nouvelles conditions de développement du capitalisme, conditions dont l’avènement se rattache à la nouvelle phase du capitalisme — venue en remplacement de la phase ancienne — à la phase impérialiste, monopoliste de son développement, où l’évolution continue du capitalisme a fait place à un développement du capitalisme par bonds, à un développement catastrophique ; où l’inégalité du développement et les contradictions du capitalisme se sont manifestées avec force ; où la lutte pour les débouchés et les marchés d’exportation des capitaux, étant donné le développement extrêmement inégal, a rendu inévitables les guerres impérialistes périodiques visant aux repartages périodiques du monde et des zones d’influence. Ici, ce qui fait le mérite de Lénine et, par conséquent, ce qu’il y a de nouveau chez lui, c’est que, partant des principes fondamentaux du Capital, il a donné de l’impérialisme, dernière phase du capitalisme, une analyse marxiste serrée ; il a dévoilé ses plaies et les conditions de sa perte certaine. C’est en partant de cette analyse que Lénine a établi sa thèse bien connue selon laquelle, dans les conditions de l’impérialisme, la victoire du socialisme est possible dans tels ou tels pays capitalistes pris isolément.

   Deuxièmement, le problème de la dictature du prolétariat. L’idée maîtresse de la dictature du prolétariat, domination politique du prolétariat et moyen de renverser le pouvoir du capital par la violence, vient de Marx et d’Engels. Le nouveau chez Lénine, dans ce domaine, c’est que : a) il a découvert le pouvoir des Soviets comme forme d’Etat de la dictature du prolétariat, en utilisant à cet effet l’expérience de la Commune de Paris((Commune de Paris — premier « gouvernement de la classe ouvrière » (Marx) porté au pouvoir par l’insurrection du prolétariat de Paris en mars 1871. Avec l’aide de l’armée d’occupation prussienne, le gouvernement français réactionnaire noya dans le sang la Commune de Paris.)) et de la Révolution russe ; b) il a supprimé les parenthèses dans la formule de la dictature du prolétariat relativement au problème des alliés du prolétariat, en définissant la dictature du prolétariat comme forme particulière de l’alliance de classe du prolétariat, qui est le dirigeant, avec les masses exploitées des classes non prolétariennes (de la paysannerie, etc.), qui sont dirigées ; c) il a souligné avec force que, dans la société divisée en classes, la dictature du prolétariat est le type suprême de la démocratie, une forme de la démocratie prolétarienne traduisant les intérêts de la majorité (les exploités), à l’opposé de la démocratie capitaliste traduisant les intérêts de la minorité (les exploiteurs).

   Troisièmement, le problème des formes et procédés de construction victorieuse du socialisme en période de dictature du prolétariat, en période de transition du capitalisme au socialisme, dans un pays entouré d’Etats capitalistes Marx et Engels regardaient la période de dictature du prolétariat comme une période plus ou moins longue, pleine de collisions révolutionnaires et de guerres civiles, période pendant laquelle le prolétariat au pouvoir prend des mesures d’ordre économique, politique, culturel et d’organisation, nécessaires pour créer à la place de la vieille société capitaliste une société nouvelle, socialiste, une société sans classes, une société sans Etat. Lénine s’est placé sans réserve sur le terrain de ces principes fondamentaux de Marx et d’Engels. Le nouveau chez Lénine, dans ce domaine, c’est que : a) il a démontré la possibilité de construire la société socialiste intégrale dans un pays de dictature du prolétariat, entouré d’Etats impérialistes, à la condition que ce pays ne serait pas étranglé par une intervention militaire des Etats capitalistes qui l’environnent ; b) il a tracé les voies concrètes d’une politique économique (« nouvelle politique économique »), à l’aide desquelles le prolétariat détenant les postes de commandement économiques (industrie, terre, transports, banques, etc.), allie l’industrie socialisée à l’agriculture (« alliance de l’industrie et de l’économie paysanne»), et mène ainsi toute l’économie nationale vers le socialisme ; c) il a indiqué les moyens concrets d’amener et d’attirer graduellement les masses paysannes essentielles dans la voie de la construction socialiste par la coopération, qui constitue entre les mains du prolétariat exerçant la dictature, le moyen le plus efficace pour transformer la petite économie paysanne et rééduquer les masses paysannes essentielles dans l’esprit du socialisme.

   Quatrièmement, le problème de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution, dans toute révolution populaire, aussi bien dans la révolution dirigée contre le tsarisme que dans celle dirigée contre le capitalisme. Marx et Engels ont ébauché dans ses grandes lignes l’idée de l’hégémonie du prolétariat. Le nouveau chez Lénine, ici, c’est qu’il a développé plus avant et amplifié cette ébauche jusqu’à en faire un système harmonieux de l’hégémonie du prolétariat, un système harmonieux de la direction des masses laborieuses de la ville et des campagnes assurée par le prolétariat, non seulement pour le renversement du tsarisme et du capitalisme mais aussi pour la construction socialiste sous la dictature du prolétariat. On sait que l’idée d’hégémonie du prolétariat, grâce à Lénine et à son Parti, a été magistralement appliquée en Russie. C’est ce qui explique entre autres, que la révolution en Russie a porté le prolétariat au pouvoir. Autrefois, il en allait généralement ainsi : les ouvriers se battaient sur les barricades pendant la révolution, ils versaient leur sang, ils jetaient bas l’ancien ordre de choses ; mais le pouvoir tombait entre les mains des bourgeois qui, ensuite, opprimaient et exploitaient les ouvriers. Il en fut ainsi en Angleterre et en France. Il en fut ainsi en Allemagne. En Russie les choses ont tourné autrement. Les ouvriers de chez nous n’étaient pas simplement une force de choc de la révolution. Tout en étant cette force de choc de la révolution, le prolétariat russe s’est appliqué à exercer l’hégémonie, la direction politique de toutes les masses exploitées de la ville et des campagnes, en les groupant autour de lui, en les arrachant à la bourgeoisie, en isolant celle-ci politiquement. D’autre part, le prolétariat russe, guide des masses exploitées, combattit sans cesse pour s’emparer du pouvoir et l’utiliser dans son propre intérêt contre la bourgeoisie, contre le capitalisme. C’est proprement ce qui explique que chaque action vigoureuse de la révolution en Russie, tant en octobre 1905 qu’en février 1917, faisait entrer en scène les Soviets des députés ouvriers, germes d’un nouvel appareil du pouvoir, appelé à réprimer la bourgeoisie, à l’opposé du Parlement bourgeois, vieil appareil du pouvoir, appelé à réprimer le prolétariat. La bourgeoisie chez nous a tenté par deux fois de rétablir !e Parlement bourgeois et d’en finir avec les Soviets : en août 1917, à l’époque du « Pré-parlement », avant, la prise du pouvoir par les bolchéviks, et en janvier 1918, lors de l’« Assemblée constituante », après la prise du pouvoir par le prolétariat ; mais à chaque fois elle a essuyé une défaite. Pourquoi ? Parce que !a bourgeoisie était déjà isolée politiquement ; les millions de travailleurs tenaient le prolétariat pour le chef unique de la révolution ; quant aux Soviets, ils avaient déjà été vérifiés et éprouvés par les masses, comme leur propre pouvoir ouvrier, et troquer ce pouvoir contre le Parlement bourgeois eût été un suicide pour le prolétariat. Il n’est donc pas étonnant que le parlementarisme bourgeois ne se soit pas acclimaté chez nous. Voilà pourquoi la révolution en Russie a porté le prolétariat au pouvoir. Tels sont les résultats qu’a donnés l’application du système léniniste de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution.

   Cinquièmement, le problème national et colonial, Marx et Engels, analysant à l’époque les événements en Irlande, aux Indes, en Chine, dans les pays d’Europe centrale, en Pologne, en Hongrie, ont fourni les idées maîtresses marquant le point de départ dans la question nationale et coloniale. C’est de ces idées-là que Lénine s’est inspiré dans ses œuvres. Le nouveau chez Lénine, dans ce domaine, c’est que : a) il a réuni ces idées en un tout, en un système harmonieux de conceptions sur les révolutions nationales et coloniales à l’époque de l’impérialisme ; b) il a rattaché la question nationale et coloniale au problème du renversement de l’impérialisme ; c) il a proclamé la question nationale et coloniale partie intégrante du problème général de la révolution prolétarienne internationale.

   Enfin, le problème du Parti du prolétariat. Marx et Engels ont tracé les grandes lignes de leur conception du Parti, détachement d’avant-garde du prolétariat sans lequel (sans le Parti) le prolétariat ne peut conquérir son émancipation, ni dans le sens de la prise du pouvoir, ni dans celui de la transformation de la société capitaliste. Le nouveau chez Lénine, dans ce domaine, c’est qu’il a développé plus avant cette esquisse en tenant compte des nouvelles conditions de lutte du prolétariat en période d’impérialisme ; il a montré que : a) le Parti est la forme supérieure de l’organisation de classe du prolétariat, en comparaison des autres formes d’organisation du prolétariat (syndicats, coopératives, organisation de l’Etat), dont il est appelé à coordonner et à diriger l’activité ; b) la dictature du prolétariat ne peut être réalisée que par le Parti qui en est la force directrice ; c) la dictature du prolétariat ne peut être complète que si elle est dirigée par un seul parti, le Parti communiste, lequel ne partage ni ne doit partager la direction avec d’autres partis ; d) sans une discipline de fer dans le Parti, ne peuvent être accomplies les tâches de la dictature du prolétariat qui consistent à écraser les exploiteurs et à transformer la société divisée en classes en société socialiste.

   Voilà en ses grandes lignes ce que Lénine a apporté de nouveau dans ses œuvres, où se trouve concrétisée et développée plus avant la doctrine de Marx, en accord avec les nouvelles conditions de lutte du prolétariat dans la période de l’impérialisme. C’est pour cela que l’on dit chez nous : le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes. Il suit de là que l’on ne saurait ni séparer le léninisme du marxisme, ni à plus forte raison l’opposer au marxisme.

   La question posée par la délégation porte ensuite : « Serait-il juste de dire que Lénine croyait en la « révolution créatrice », alors que Marx était plutôt enclin à attendre que le développement des forces économiques eût atteint son point culminant ? » Je pense que cette affirmation serait absolument fausse. Je pense que toute révolution populaire, si elle est réellement populaire, est une révolution créatrice, puisqu’elle brise l’ancien ordre de choses et en crée, en fonde un nouveau. Evidemment, il ne saurait y avoir rien de créateur dans les « révolutions », s’il est permis de les appeler ainsi, qui se produisent parfois, disons, en Albanie, sous la forme de « soulèvements » d’opérette, de tribu à tribu. Mais ces « soulèvements » d’opérette, les marxistes ne les ont jamais considérés comme des révolutions. Il n’est évidemment pas question de « soulèvements » de ce genre, mais d’une révolution populaire de masse, qui dresse les classes opprimées contre les classes d’oppresseurs. Or pareille révolution ne peut pas ne pas être créatrice. Marx et Lénine étaient justement pour cette révolution, et seulement pour cette révolution. Et l’on conçoit que pareille révolution ne puisse surgir dans des conditions quelconques, qu’elle ne puisse se déclencher que dans des conditions favorables bien déterminées ‘d’ordre économique et politique.

   Douzième question. Pourriez-vous nous donner une brève caractéristique de la société future que le communisme s’efforce de créer ?

   Réponse. — La caractéristique générale de la société communiste est donnée dans les travaux de Marx, d’Engels et de Lénine. Pour donner, en bref, l’anatomie de la société communiste, celle-ci sera une société: a) où il n’y aura pas de propriété privée des instruments et moyens de production, qui seront propriété sociale, collective ; b) où il n’y aura pas de classes ni de pouvoir d’Etat, mais où il y aura des travailleurs de l’industrie et de l’agriculture, s’administrant économiquement eux-mêmes, comme association libre de travailleurs ; c) où l’économie nationale organisée d’après un plan sera appuyée sur une technique supérieure, tant dans le domaine de l’industrie que dans celui de l’agriculture ; d) où il n’y aura pas de contraste entre la ville et les campagnes, entre l’industrie et l’agriculture ; e) où les produits seront répartis suivant le principe des vieux communistes français : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ; f) où la science et les arts bénéficieront de conditions suffisamment favorables pour arriver à leur plein épanouissement ; g) où l’individu, libre du souci du pain quotidien et de la nécessité de chercher à plaire aux « puissants de ce monde » deviendra réellement libre. Et ainsi de suite. Il est clair que nous sommes encore loin de cette société.

   En ce qui concerne les conditions internationales indispensables au triomphe complet de la société communiste, elles se formeront et croîtront au fur et à mesure de la croissance des crises révolutionnaires et des explosions révolutionnaires de la classe ouvrière dans les pays capitalistes. Il ne faut pas se représenter les choses de telle sorte, que la classe ouvrière d’un ou plusieurs pays marchera vers le socialisme et, à plus forte raison, vers le communisme, et que les capitalistes des autres pays la regarderont faire, en restant indifférents, les bras croisés. Encore moins faut-il se représenter que la classe ouvrière des pays capitalistes acceptera d’assister en simple spectateur au développement victorieux du socialisme dans tel ou tel pays. La vérité est que les capitalistes feront tout ce qui dépend d’eux pour étrangler ces pays. La vérité est que chaque pas sérieux accompli vers le socialisme, et à plus forte raison vers le communisme, dans tel ou tel pays, s’accompagnera nécessairement d’un élan irrésistible de la classe ouvrière des pays capitalistes vers la conquête de la dictature et du socialisme dans ces pays. Ainsi, au cours du développement ultérieur de la révolution internationale, il se formera deux centres à l’échelle mondiale : un centre socialiste qui attirera à soi les pays tendant au socialisme, et un centre capitaliste qui attirera à soi les pays tendant au capitalisme. La lutte de ces deux centres pour la possession de l’économie mondiale décidera du sort du capitalisme et du communisme dans le monde entier. Car la défaite définitive du capitalisme mondial est la victoire du socialisme dans l’arène de l’économie mondiale.

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