La bourgeoisie tend un piège
Staline
15 Octobre 1905
A la mi-septembre s’est tenu le congrès des « hommes publics des zemstvos((Au lendemain de « l’affranchissement des serfs » (1861), l’appareil administratif fut réorganisé, On institua en 1864 les zemstvos, sorte de conseils généraux, composés de représentants élus séparément par les paysans (au suffrage universel, mais à plusieurs degrés), les bourgeois des villes et les propriétaires fonciers. Ces zemstvos, aux attributions assez larges, comprenaient des délégués de tous les ordres de la société ; ils se trouvaient en réalité sous le contrôle effectif de la noblesse et le contrôle légal de l’administration.)) et des municipalités ». A ce congrès a été fondé un nouveau « parti »((Le parti constitutionnel-démocrate (K.-D., cadet), principal parti de la bourgeoisie monarchiste libérale se constitua en octobre 1905. Sous le couvert d’un démocratisme mensonger, les cadets, qui se disaient le parti de la « liberté du peuple », s’efforçaient de gagner la paysannerie. Ils voulaient conserver le tsarisme sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. par la suite, les cadets devinrent le parti de la bourgeoisie impérialiste. Après la victoire de la Révolution socialiste d’Octobre, ils fomentèrent des complots contre-révolutionnaires et des émeutes contre la République des Soviets.)), ayant à sa tête un Comité central et des organismes locaux dans les différentes villes. Le congrès a adopté un « programme », défini sa « tactique » et rédigé un appel spécial, que ce « parti » frais émoulu doit adresser au peuple. En un mot, les « hommes publics des zemstvos et des municipalité » ont fondé leur propre « parti ».
Que sont ces « hommes publics », comment s’appellent-ils ?
Que sont ces bourgeois libéraux ?
Les représentants conscients de la bourgeoisie aisée.
La bourgeoisie aisée est notre ennemi irréductible ; sa richesse repose sur notre pauvreté, sa joie sur nos malheurs. Il est clair que ses représentants conscients seront nos ennemis jurés, qu’ils s’attacheront consciemment à nous écraser.
Ainsi, il s’est formé un « parti » d’ennemis du peuple, qui se propose d’adresser un appel au peuple.
Que veulent ces messieurs, que défendent-ils dans leur appel ?
Ce ne sont pas des socialistes, ils détestent le mouvement socialiste. C’est dire qu’ils consolident l’ordre bourgeois et luttent à mort contre le prolétariat. Aussi jouissent-ils d’une grande sympathie dans les milieux bourgeois.
Ce ne sont pas non plus des démocrates. C’est dire qu’ils consolident le trône du tsar et luttent aussi avec acharnement contre la paysannerie si durement éprouvée. Voilà pourquoi Nicolas II « a daigné »autoriser leurs réunions et leur a permis de convoquer le congrès de leur « parti ».
Ils ne veulent qu’amputer un petit peu les droits du tsar, et encore à la condition que ces droits passent dans les mains de la bourgeoisie. Quant au tsarisme, il doit, selon eux, subsister à tout prix comme un sûr rempart de la bourgeoisie aisée, qu’elle utilisera contre le prolétariat. C’est pourquoi, dans leur « projet de constitution », ils disent que « le trône des Romanov doit rester intangible » ; autrement dit, ils veulent une constitution étriquée et une monarchie tempérée.
Messieurs les bourgeois libéraux « ne voient pas d’inconvénient » à l’octroi du droit de vote au peuple, mais seulement à la condition qu’au-dessus de la Chambre des représentants du peuple siège une Chambre des riches qui s’attachera forcément à en rectifier et à en annuler les décisions. C’est pourquoi ils disent dans leur programme : « Il nous faut deux Chambres ».
Messieurs les bourgeois libéraux seront « très heureux » de voir octroyer la liberté de parole, de la presse et d’association, pourvu que le droit de grève soit limité. C’est pourquoi ils dissertent si longuement « sur les droits de l’homme et du citoyen », alors qu’ils ne disent rien d’explicite sur le droit de grève, en dehors de quelques balbutiements pharisaïques au sujet de vagues « réformes économiques ».
La sollicitude de ces singuliers personnages s’étend aussi à la paysannerie : ils « ne voient pas d’inconvénient » au passage des terres seigneuriales aux paysans, mais à la condition que ceux-ci les rachètent à leurs propriétaires au lieu de les « obtenir gratuitement ». Ils sont vraiment trop bons, ces pseudo-« hommes publics !
S’ils vivent jusqu’à la réalisation de tous ces voeux, les droits du tsar passeront finalement dans les mains de la bourgeoisie, et l’absolutisme du tsar deviendra peu à peu l’absolutisme de la bourgeoisie. Voilà où entendent nous mener les « hommes publics des zemstvos et des municipalités ». C’est pourquoi ils ont peur, même en rêve, d’une révolution populaire et parlent de la « pacification de la Russie ».
Quoi d’étonnant, après cela, si ces malencontreux « hommes publics » ont placé de grands espoirs dans ce qu’on appelle la Douma d’Etat ? On sait que la Douma tsariste est la négation de la révolution populaire, ce qui fait très bien l’affaire de nos bourgeois libéraux. On sait que la Doum tsariste offre un « certain » champ d’action à la bourgeoisie aisée, ce dont nos bourgeois libéraux ont tant besoin. Voilà pourquoi ils fondent tout leur « programme », toute leur activité sur l’existence de la Douma : son effondrement ferait infailliblement crouler tous leurs « plans ». Aussi ont-ils peur d’un boycottage de la Douma et nous conseillent-ils d’y entrer. « Ce serait une grande erreur de ne pas vouloir faire partie de la Douma tsariste », disent-ils par la bouche de leur leader Iakouchkine. Ce serait en effet une « grande erreur », mais pour qui : pour le peuple ou pour ses ennemis ? Là est la question.
Quel rôle est appelée à jouer la Douma tsariste ? Que disent à ce sujet « les hommes publics des zemstvos et des municipalités »?
« … La première et principale tâche de la Douma, c’est de réorganiser la Douma elle-même », déclarent-ils dans leur appel… « Les électeurs doivent faire un devoir à leurs délégués d’élire des candidats désireux, avant tout, de réorganiser la Douma », ajoutent-ils.
En quoi consiste donc cette « réorganisation »? En ceci : la Douma doit avoir « voix délibérative lors de l’élaboration des lois… et lors de la discussion des recettes et dépenses de l’Etat… ainsi que le droit de contrôler l’activité des ministres ». Autrement dit, les délégués doivent exiger avant tout l’extension des droits de la Douma. Qui fera partie de la Douma ? Principalement la grande bourgeoisie. Il est clair que l’extension des droits de la Douma renforce la puissance politique de la grande bourgeoisie. Ainsi les « hommes publics des zemstvos et des municipalités » conseillent au peuple d’envoyer à la Douma des bourgeois libéraux et de les charger, avant tout, d’aider à renforcer la grande bourgeoisie ! Nous devons, paraît-il, avant tout et par-dessus tout, nous préoccuper de renforcer de nos propres mains la puissance de nos ennemis — voilà ce que nous conseillent aujourd’hui messieurs les bourgeois libéraux. C’est un conseil d’ « amis », il n’y a pas à dire ! Mais qui donc s’occupera des droits du peuple ? Oh ! N’ayez pas peur, messieurs les bourgeois libéraux n’oublieront pas le peuple. Ils assurent qu’une fois à la Douma, une fois qu’ils y auront solidement pris pied, ils demanderont aussi des droits pour le peuple. Grâce à ce pharisaïsme, « les hommes publics des zemstvos et des municipalités » espèrent arriver à leurs fins… C’est pourquoi, voyez-vous, ils nous conseillent d’étendre avant tout les droits de la Douma…
Bebel a dit : ce que nous conseille l’ennemi nous est nuisible. L’ennemi nous conseille de participer à la Douma, — donc la participation à la Douma nous est nuisible. L’ennemi nous conseille d’élargir les droits de la Douma, — donc l’extension des droits de la Douma nous est nuisible. Saper la confiance dans la Douma et la discréditer aux yeux du peuple, telle est notre tâche. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas une extension des droits de la Douma, mais l’extension des droits du peuple. Et si ce même ennemi nous tient pendant ce temps des propos doucereux et nous promet de vagues « droits », c’est qu’il nous tend un piège et veut que, de nos mains, nous lui érigions une forteresse. Nous n’avons rien à attendre d’autre de la part des bourgeois libéraux.
Mais que dire de certains « social-démocrates », qui nous prêchent la tactique des bourgeois libéraux ? Que dire de la « minorité » du Caucase, qui répète mot pur mot les conseils perfides de nos ennemis ? Voici, par exemple, ce que déclare la « minorité » du Caucase : « Nous estimons nécessaire de participer à la Douma d’Etat ». (Voir la « IIe Conférence », p. 7). Exactement comme messieurs les bourgeois libéraux.
Cette même « minorité » nous donne le conseil suivant :
Si la commission Boulyguine… accorde aux seuls possédants le droit d’élire les députés nous devons intervenir dans ces élections et obliger révolutionnairement les électeurs à choisir les candidats avancés et à exiger au « Zemski Sobor » la convocation d’une Assemblée constituante. Enfin, par tous les moyens possibles… obliger le « Zemski Sobor » à convoquer une Assemblée constituante ou à se proclamer telle (Voir le Social-démocrate, n°1).
Autrement dit, même si les possédants ont seuls le droit de vote, même si les possédants sont seuls à siéger à la Douma, nous devons exiger les droit d’une Constituante pour cette assemblée de possédants ! Même si les droits du peuple sont amputés, nous n’en devons pas moins nous attacher à étendre le plus possible les droits de la Douma ! Inutile de dire que l’élection de « candidats avancés » restera un mot vide de sens si le droit de vote n’est accordé qu’aux possédants.
Comme on l’a déjà vu, c’est aussi ce que nous prêchent les bourgeois libéraux.
De deux choses l’une : ou bien les bourgeois libéraux sont devenus menchéviks, ou bien la « minorité » du Caucase est devenue libérale.
De toute façon, il est hors de doute que le « parti » frais émoulu des bourgeois libéraux tend adroitement son piège…
Briser ce piège, l’exposer au grand jour, lutter sans merci contre les ennemis libéraux du peuple — telle doit être à présent notre tâche.
La Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.