Le marxisme et les problèmes de linguistique
Staline
A propos de quelques problèmes de linguistique – réponse à la Camarade E. Kracheninnikova
Camarade Kracheninnikova, je réponds à vos questions.
1. QUESTION : Dans votre article, vous montrez de façon convaincante que la langue n’est ni une base, ni une superstructure. Serait-on en droit de considérer la langue comme un phénomène propre et à la base et à la superstructure, ou serait-il plus juste de considérer la langue comme un phénomène intermédiaire ?
REPONSE : Il est évident que l’élément commun présent dans tous les phénomènes sociaux, y compris la base et la superstructure, est également propre à la langue en tant que phénomène social, c’est-à-dire qu’elle est au service de la société comme tous les autres phénomènes sociaux, y compris la base et la superstructure. Mais c’est à cela précisément que s’arrête l’élément commun présent dans tous les phénomènes sociaux, Ensuite, les phénomènes sociaux commencent à se différencier sérieusement.
Le fait est qu’à part cet élément commun, les phénomènes sociaux ont leurs particularités spécifiques qui les distinguent les uns des autres et qui ont pour la science une importance primordiale.
Les particularités spécifiques de la base résident dans le fait qu’elle est au service de la société du point de vue économique. Les particularités spécifiques de la superstructure résident dans le fait qu’elle met au service de la société les idées politiques, juridiques, esthétiques et autres, et crée pour la société les institutions politiques, juridiques et autres correspondantes.
En quoi consistent les particularités spécifiques de la langue qui la distinguent des autres phénomènes sociaux ?
En ceci que la langue est au service de la société en tant que moyen pour les hommes de communiquer entre eux, en tant que moyen d’échange des idées dans la société, en tant que moyen permettant aux hommes de se comprendre entre eux et de mettre au point un travail commun dans toutes les sphères de l’activité humaine, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui des rapports économiques, dans le domaine de la politique que dans celui de la culture, dans le domaine de la vie sociale que dans celui de la vie de tons les jours.
Ces particularités ne sont propres qu’à la langue et c’est justement parce qu’elles ne sont propres qu’à la langue que la langue fait l’objet de l’étude d’une science indépendante : la linguistique. Sans ces particularités de la langue, la linguistique perdrait son droit à une existence indépendante.
En bref, on ne peut ranger la langue ni dans la catégorie des bases, ni dans celle des superstructures.
On ne peut non plus la ranger dans la catégorie des phénomènes « intermédiaires » entre la base et la superstructure, étant donné qu’il n’existe pas de phénomènes « intermédiaires » de ce genre.
Mais peut-être pourrait-on ranger la langue dans la catégorie des forces productives de la société, dans celle, disons, des instruments de production ? Il est vrai qu’entre la langue et les instruments de production, il existe une certaine analogie : les instruments de production, tout comme la langue, manifestent une espèce d’indifférence à l’égard des classes et peuvent servir de la même manière les différentes classes de la société, les anciennes comme les nouvelles.
Cette circonstance nous autorise-t-elle à ranger la langue dans la catégorie des instruments de production ?
Nullement.
Il fut un temps où, voyant que sa formule *la langue est une superstructure au-dessus de la base » rencontrait des objections, N. Marr a décidé de changer de système et a déclaré que « la langue est un instrument de production)). N. Marr avait-il raison de ranger la langue dans la catégorie des instruments de production ? Non, il avait absolument tort.
Le fait est que la similitude entre la langue et les instruments de production s’arrête à l’analogie dont je viens de parler.
Mais, par ailleurs, il existe une différence radicale entre la langue et les moyens de production.
Cette différence réside dans le fait que les instruments de production produisent des biens matériels, tandis que la langue ne produit rien du tout, ou encore ne « produit » que des mots. Pour être plus précis, les hommes qui ont des instruments de production peuvent produire des biens matériels ; cependant, les mêmes hommes ayant la langue, mais n’ayant pas d’instruments de production, ne peuvent pas produire de biens matériels.
Il n’est pas difficile de comprendre que si la langue pouvait produire des biens matériels, les bavards seraient les gens les plus riches de la terre.
2. QUESTION : Marx et Engels définissent la langue comme la « réalité immédiate de la pensée », comme la « conscience réelle… pratique »((K. Marx et F. Engels : Oeuvres, édit. allemande. Berlin, 1958. tome 3, pp. 432 et 30.)). « Les idées, dit Marx, n’existent pas en dehors de la langue. » Dans quelle mesure, à votre avis, la linguistique doit-elle s’occuper du sens de la langue, de la sémantique, de la sémasiologie historique et de la stylistique, ou bien la linguistique ne doit-elle avoir que la forme pour objet ?
REPONSE : La sémantique (sémasiologie) est une des parties importantes de la linguistique. L’aspect sémantique des mots et des expressions a une importance sérieuse dans l’étude de la langue.
C’est pourquoi la sémantique (sémasiologie) doit recevoir, dans la linguistique, la place qui lui convient.
Cependant, quand on étudie les questions de la sémantique et qu’on en utilise les données, il ne faut en aucun cas surestimer son importance, et encore bien moins en abuser.
J’ai en vue certains linguistes qui ont une passion exagérée pour la sémantique et négligent la langue en tant que « réalité immédiate de la pensées, indissolublement liée à la pensée, qui détachent la pensée de la langue et affirment que la langue arrive au terme de son existence, que l’on peut se passer d’elle.
Voyez ce que dit N. Marr :
La langue n’existe que dans la mesure où elle s’exprime dans les sens ; l’opération de la pensée se produit aussi sans s’exprimer. Le langage (phonétique) a commencé dès aujourd’hui à transmettre ses fonctions aux inventions modernes qui triomphent sans réserve dans l’espace, tandis que la pensée, partant de ce que le langage a accumulé dans le passé sans s’en servir, et de ce qu’il a acquis récemment, marche vers les sommets, étant appelée à destituer et à remplacer complètement le langage.
La langue de l’avenir, c’est la pensée grandissant dans une technique libérée de la matière naturelle. Aucun langage ne pourra lui résister, même le langage phonétique, cependant lié aux règles de la nature (Cf. N. Marr : Œuvres choisies).
Si l’on traduit en langage simple ce grimoire « magique », on peut conclure que :
a) N. Marr détache la pensée de la langue ;
b) N. Marr estime que les hommes peuvent communiquer entre eux sans l’usage de la langue, à l’aide de la pensée même, libérée de la « matière naturelle », libérée des « règles de la nature » ;
c) En détachant la pensée du langage et en la « libérant » de sa « matière naturelle », le langage, N. Marr tombe dans le marais de l’idéalisme.
On dit que les pensées viennent à l’esprit de l’homme avant de s’exprimer dans le discours, qu’elles naissent sans le matériau de la langue, sans l’enveloppe de la langue, nues pour ainsi dire.
Mais c’est absolument faux.
Quelles que soient les pensées qui viennent à l’esprit de l’homme et quel que soit le moment où ces pensées apparaissent, elles ne peuvent naître et exister que sur la base du matériau de la langue, que sur la base des termes et des phrases de la langue.
Il n’y a pas de pensées nues, libérées des matériaux du langage, libérées de la « matière naturelle » qu’est le langage. « La langue est la réalité immédiate de la pensée » (Marx). La réalité de la pensée se manifeste dans la langue. Seuls des idéalistes peuvent parler d’une pensée détachée de la « matière naturelle », le langage, d’une pensée sans langage.
En bref, parce qu’il a surestimé la sémantique et en a fait abus, N. Marr en est arrivé à l’idéalisme.
Par conséquent, si l’on préserve la sémantique (sémasiologie) des exagérations et des abus du genre de ceux que commettent N. Marr et certains de ses « disciples », elle peut être d’un grand profit pour la linguistique.
3. QUESTION : Vous dites, avec pleine raison, que les idées, les notions, les mœurs et les principes moraux du bourgeois et du prolétaire sont directement opposés. Le caractère de classe de ces phénomènes s’est incontestablement reflété dans l’aspect sémantique de la langue (et parfois aussi dans sa morphologie, dans son vocabulaire, ainsi que cela est justement indiqué dans votre article). Quand on analyse un matériau linguistique concret et, en premier lieu, l’aspect sémantique d’une langue, peut-on parler de l’essence de classe des conceptions qu’elle exprime, principalement quand il s’agit de l’expression par la langue, non seulement de la pensée de l’homme, mais aussi de son attitude à l’égard de la réalité, attitude où son appartenance de classe se manifeste avec une netteté particulière ?
REPONSE : En bref, vous voulez savoir si les classes influent sur la langue, si elles apportent dans la langue leurs mots et expressions spécifiques, s’il est des cas où les hommes donnent à un seul et même mot, à une seule et même expression une signification différente selon leur appartenance de classe.
Oui, les classes influent sur la langue, apportent dans la langue leurs mots et expressions spécifiques et comprennent parfois différemment un seul et même mot, une seule et même expression. Cela ne fait pas de doute.
Cependant, il ne s’ensuit pas que les mots et expressions spécifiques, de même que les différences dans la sémantique, puissent avoir une importance sérieuse pour le développement d’une langue unique, commune à tout le peuple, qu’ils soient capables d’affaiblir son importance ou de modifier son caractère.
Premièrement, il y a, dans une langue, si peu de ces mots et expressions spécifiques, si peu de ces cas de différences sémantiques qu’ils constituent à peine un pour cent de tout le matériau de la langue. Par conséquent, toute la grande masse des mots et expressions restants. ainsi que leur sémantique, sont communs à toutes les classes de la société.
Deuxièmement, les mots et expressions spécifiques qui ont une nuance de classe ne sont pas utilisés dans le discours selon les règles de je ne sais quelle grammaire « de classe », qui n’existe pas dans la réalité, mais d’après les règles de la grammaire de la langue existante, commune à tout le peuple.
Donc, l’existence de mots et d’expressions spécifiques, ainsi que de différences dans la sémantique d’une langue, n’infirme pas, mais confirme, au contraire, l’existence et la nécessité d’une langue unique, commune à tout le peuple.
4. QUESTION : Dans votre article, vous donnez une appréciation tout à fait juste de Marr, comme quelqu’un qui a banalisé le marxisme. Cela veut-il dire que les linguistes, et parmi eux nous, les jeunes, nous devions rejeter tout l’héritage linguistique de Marr dans lequel il y a cependant une série de recherches linguistiques de valeur (dont ont parlé les camarades Tchikobava, Sanjéïev et d’autres au cours du débat) ? Pouvons-nous, en ayant une attitude critique à l’égard de Marr, prendre cependant chez lui ce qu’il y a d’utile et ce qui a de la valeur ?
REPONSE : Evidemment, les oeuvres de N. Marr ne contiennent pas que des erreurs. N. Marr a commis des erreurs grossières quand il introduit dans la linguistique des éléments du marxisme en les déformant, quand il a essayé de créer une théorie indépendante de la langue.
Mais il y a chez N. Marr quelques bons ouvrages, écrits avec talent, où, oubliant ses prétentions théoriques, il étudie consciencieusement et avec habileté, il faut le dire, certaines langues.
Dans ces ouvrages-là, on peut trouver un assez grand nombre de choses de valeur et instructives. Il est clair qu’il faut prendre ces choses chez N. Marr et les utiliser.
5. QUESTION : Beaucoup de linguistes considèrent que le formalisme est une des principales causes de la stagnation dans la linguistique soviétique.
Je voudrais bien savoir en quoi, à votre avis, consiste le formalisme en linguistique et comment le vaincre ?
REPONSE : N. Marr et ses « disciples » taxent de « formalisme » tous les linguistes qui ne partagent pas la « doctrine nouvelle » de N. Marr. Evidemment, ce n’est pas sérieux et ce n’est pas raisonnable.
N. Marr estimait que la grammaire était une « chose de pure forme » et que les gens qui considéraient la structure grammaticale comme la base de la langue étaient des formalistes.
C’est pure sottise.
Je crois que le « formalisme » a été inventé par les auteurs de la « doctrine nouvelle » pour faciliter leur lutte contre leurs adversaires en linguistique.
La cause de la stagnation dans la linguistique soviétique, ce n’est pas le « formalisme » inventé par N. Marr et ses « disciples », mais le régime à la Araktchéev et les lacunes théoriques en linguistique. Ce sont les « disciples » de N. Marr qui ont instauré le régime à la Araktchéev.
La confusion théorique a été apportée dans la linguistique par N. Marr et ses plus proches compagnons d’armes. Pour qu’il n’y ait plus de stagnation, il faut faire disparaître l’un et l’autre : La disparition de ces plaies assainira la linguistique soviétique, lui ouvrira de larges perspectives et lui permettra de prendre la première place dans la linguistique mondiale.
29 juin 1950.
Pravda, 4 juillet 1950.