Réponse aux camarades D. Belkine et S. Fourer

Le marxisme et les problèmes de linguistique

Staline

Réponse aux camarades D. Belkine et S. Fourer

   J’ai reçu vos lettres.

   Votre erreur est d’avoir confondu deux choses différentes et substitué à l’objet examiné dans ma réponse à la camarade Kracheninnikova un autre objet.

   1. Dans cette réponse, je critique N. Marr qui, parlant du langage (phonétique) et de la pensée, détache la langue de la pensée et tombe ainsi dans l’idéalisme. Il s’agit donc, dans ma réponse, de gens normaux jouissant de la faculté de parler. J’affirme que chez de telles gens les pensées ne peuvent surgir que sur la base du matériau de la langue, que des pensées dénudées, sans liaison avec le matériau de la langue, n’existent pas chez eux.

   Au lieu d’adopter ou de rejeter cette thèse, vous introduisez des gens présentant des anomalies, des gens incapables de parler, des sourds-muets qui ne jouissent pas de la faculté de parler et dont les pensées, évidemment, ne peuvent surgir sur la base du matériau de la langue. Comme vous voyez, c’est un tout autre sujet, que je n’ai pas abordé et que je ne pouvais pas aborder, car la linguistique s’occupe de gens normaux, capables de parler, et non de gens présentant des anomalies, de sourds-muets, qui ne peuvent parler.

   Vous avez substitué au thème discuté un autre thème qui n’a pas été mis en discussion.

   Il ressort de la lettre du camarade Belkine qu’il met sur un même plan le « langage parlé » (langage phonétique) et le « langage des gestes » (langage « des mains », d’après N. Marr).

   Il pense visiblement que le langage des gestes et le langage parlé sont équivalents, qu’il fut une époque où la société humaine n’avait pas de langage parlé, que le langage « des mains » remplaçait alors le langage parlé venu plus tard.

   Mais si le camarade Belkine pense véritablement ainsi, il commet une grave erreur.

   Le langage phonétique ou langage parlé a toujours été l’unique langage de la société humaine capable d’être un moyen pleinement valable de communication entre les hommes.

   L’histoire ne connaît aucune société humaine, aussi arriérée soit-elle, qui ne possède son langage phonétique. L’ethnographie ne connaît aucun petit peuple arriéré – fut-il aussi ou encore plus primitif que, par exemple, les Australiens ou les habitants de la Terre de Feu au siècle dernier – qui ne possède son langage phonétique.

   Le langage phonétique est, dans l’histoire de l’humanité, une des forces qui ont aidé les hommes à se distinguer du monde animal, à se rassembler en sociétés, à développer leur faculté de penser, à organiser la production sociale, à mener avec succès la lutte contre les forces de la nature et à arriver au progrès que nous connaissons aujourd’hui.

   Sous ce rapport, l’importance du langage dit des gestes est insignifiante, du fait de son extrême pauvreté et de son caractère limité. A proprement parler, ce n’est pas un langage, ce n’est même pas un ersatz de langage pouvant, d’une façon ou d’une autre, remplacer le langage phonétique, mais un moyen auxiliaire, aux possibilités très limitées, dont use parfois l’homme pour souligner tel ou tel moment de son discours. On ne peut pas plus comparer le langage des gestes au langage phonétique qu’on ne peut comparer la houe de bois primitive au tracteur moderne à chenilles avec sa charrue à cinq socs ou son semoir tracté.

   3. Ainsi, vous vous intéressez d’abord aux sourds-muets et ensuite seulement aux problèmes de la linguistique. Il est clair que c’est cette circonstance même qui vous a conduits à me poser une série de questions. Eh bien, si vous insistez, je suis prêt à satisfaire à votre demande. Alors, comment la chose se présente-t-elle avec les sourds-muets ?

   Possèdent-ils la faculté de penser ?

   Ont-ils des pensées ?

   Oui, ils possèdent la faculté de penser, ils ont des pensées.

   Il est clair que, puisque les sourds-muets sont incapables de parler, leurs pensées ne peuvent se former sur la base du matériau de la langue. Cela veut-il dire que les pensées des sourds-muets sont dénudées, sans lien avec les « règles de la nature » (l’expression est de N. Marr) ?

   Non, les pensées des sourds-muets ne se forment et ne peuvent exister que sur la base des images, des perceptions, des représentations qui surgissent chez eux dans la vie courante à propos des objets du monde extérieur et des rapports de ces objets entre eux grâce aux sens de la vue, du toucher, du goût et de l’odorat.

   En dehors de ces images, perceptions, représentations, la pensée est vide, elle est dépourvue de tout contenu, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas.

   22 juillet 1950.

   Pravda, 2 août 1950

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