Lettre de Staline et Molotov à Tito et au CC du PC yougoslave
27 mars 1948
Dans votre lettre, vous exprimez, le désir que nous vous communiquions quels sont les autres faits qui provoquent le mécontentement de l’URSS et qui entraînent l’aggravation des rapports entre l’URSS et la Yougoslavie.
De tels faits existent, en réalité, et bien qu’ils soient étrangers au rappel des conseillers civils et militaires, nous estimons nécessaire de vous les communiquer.
Premièrement.
Nous savons que, parmi les camarades dirigeants en Yougoslavie, circulent des déclarations antisoviétiques telles que par exemple « le PC(b) dégénère », qu’« en URSS règne un chauvinisme de grande puissance », que « l’URSS aspire à subjuguer économiquement la Yougoslavie », que « le Kominform est un instrument du PC (b) pour subjuguer les autres partis » et ainsi de suite.
Ces déclarations antisoviétiques se dissimulent généralement derrière des phrases gauchistes, comme quoi « le socialisme en URSS a cessé d’être révolutionnaire », que seule la Yougoslavie est le véritable champion du « socialisme révolutionnaire ».
Certes, il est ridicule d’entendre de pareilles histoires sur le PC(b) venant de marxistes douteux du type Djilas, Voukmanovitch, Kidritch, Rankovitcn et autres.
Mais il s’agit ici du fait que ces déclarations circulent depuis longtemps parmi de nombreux travailleurs dirigeants de Yougoslavie et qu’on continue à en faire, ce qui naturellement crée une atmosphère antisoviétique qui aggrave les rapports entre le PC(b) et le PCY.
Nous reconnaissons sans condition le droit au parti communiste yougoslave de même qu’à chaque parti communiste, de critiquer le PC(b) comme le PC(b) a également le droit de critiquer tout autre parti communiste.
Mais le marxisme exige que la critique soit franche et honnête, et non dissimulée et calomnieuse, privant celui qui est critiqué de la possibilité de répondre.
Cependant, la critique de la part des dirigeants yougoslaves n’est ni franche ni honnête, mais de derrière les coulisses et malhonnête.
C’est une critique hypocrite car, tout en discréditant par leur « critique » le PC(b) derrière son dos, les dirigeants yougoslaves le vantent publiquement et relèvent jusqu’aux cieux.
C’est justement pourquoi une semblable critique devient calomnieuse, une tentative de discréditer le PC(b), une tentative de détrôner le système soviétique.
Nous ne doutons pas que les masses yougoslaves du parti rejetteraient avec indignation cette critique antisoviétique, comme leur étant étrangère et hostile, si elles pouvaient seulement supposer son existence.
Nous pensons que les dirigeants yougoslaves en question s’efforcent, justement à cause de cela, de faire ces critiques secrètement, dans les coulisses, derrière le dos des masses.
Il n’est pas inutile de rappeler que lorsqu’il entreprit de déclarer la guerre au PC(b), Trotsky commenta également par accuser le PC(b) de dégénérescence, d’étroitesse nationaliste, de chauvinisme.
Bien entendu, il dissimulait tout cela derrière des phrases gauchistes sur la révolution mondiale.
Néanmoins, on sait que Trotsky était un renégat, et que plus tard, étant démasqué, il passa ouvertement au camp des ennemis jurés du PC(b) et de l’Union soviétique.
Nous pensions que la carrière politique de Trotsky était suffisamment instructive.
Deuxièmement.
La situation actuelle du Parti communiste yougoslave suscite nos craintes.
Le fait que le Parti communiste de Yougoslavie, tout en étant le parti dirigeant, n’est toujours pas complètement légalisé, qu’il se trouve toujours dans une position semi-légale, laisse une impression étrange.
Les décisions des organes du Parti ne sont généralement pas publiées dans la presse. On ne publie également pas de rapports sur les réunions du Parti.
Dans la vie du Parti communiste de Yougoslavie on ne sent pas de démocratie intérieure.
Le CC du Parti, dans sa majorité, n’est pas élu mais coopté.
Il n’y a pas de critique et d’autocritique dans le Parti, ou presque pas. Il est caractéristique que le secrétaire administratif du Parti est ministre de la Sûreté d’Etat, en d’autres termes, les cadres du Parti sont mis sous la surveillance du ministre de la Sûreté d’État.
Selon la théorie marxiste, le parti doit contrôler tous les organes d’État du pays, et parmi eux le ministre de la Sûreté d’État également.
Or en Yougoslavie c’est l’inverse, puisqu’en réalité c’est le parti qui est contrôlé par le ministre de la Sûreté d’État. C’est ce qui explique probablement le fait que l’initiative des masses du parti en Yougoslavie n’est pas ce qu’elle devrait être.
Il est compréhensible que nous ne pouvons pas considérer une telle organisation du parti communiste comme marxiste-léniniste, comme bolchevique.
Dans le Parti communiste de Yougoslavie on ne sent pas l’esprit d’une politique de lutte de classe.
L’accroissement des éléments capitalistes dans les campagnes comme dans les villes avance à grand pas, et la direction du parti ne prend aucune mesure pour limiter les éléments capitalistes.
Le Parti communiste de Yougoslavie se berce dans l’illusion de la théorie opportuniste pourrie d’une intégration pacifique des éléments capitalistes dans le socialisme, théorie empruntée à Bernstein, Folmar, Boukharine.
Selon la théorie marxiste-léniniste, le parti est considéré comme la force dirigeante fondamentale d’un pays, possédant son programme propre et ne se diluant pas dans la masse des sans-parti.
En Yougoslavie au contraire, c’est le Front populaire qui est considéré comme la force dirigeante fondamentale tandis qu’on tend à diluer le parti dans le Front populaire.
Dans son discours au second Congrès du Front populaire de Yougoslavie, le camarade Tito a dit :
« Le Parti communiste de Yougoslavie a-t-il un autre programme, différent de celui du Front populaire ? Non. Le Parti communiste n’a pas d’autre programme. Le programme du Front populaire est son programme. »
La Yougoslavie, il se trouve que l’on considère cette bizarre théorie comme une théorie nouvelle. Mais en réalité, il n’y a là rien de nouveau.
En Russie, il y a déjà 40 ans, une partie des menchéviks proposait que le parti marxiste se dissolve dans l’organisation ouvrière de masse sans-parti et que le premier soit remplacé par la seconde ; l’autre partie des menchéviks proposait que le parti marxiste se dissolve dans l’organisation de masse sans-parti – travailleurs ouvriers et paysans, et que le premier soit remplacé par la seconde.
On sait que Lénine qualifia alors ces menchéviks de méchants opportunistes et de liquidateurs du parti. [ … ]
Ces faits, ainsi qu’il a déjà été dit, ne sont pas liés à la question du rappel des techniciens militaires et civils, mais cela ne veut pas dire qu’ils louent pour cela un rôle moindre dans l’aggravation des rapports entre nos pays.
Le Comité Central du PC(b)