Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#11 – La vie, l’évolution des espèces et le marxisme
4. Biologie et matérialisme dialectique
On peut s’étonner, d’ailleurs, que l’évolution biologique trouve une explication satisfaisante dans le matérialisme dialectique, qui pose en principe le mouvement et le changement, et qui a donné la plus claire définition que l’on connaisse de la vie :
La vie consiste avant tout en ceci, qu’un être est à chaque instant le même, et cependant autre. La vie est donc également une contradiction existant dans les choses et les phénomènes eux-mêmes, une contradiction qui constamment se pose et se résout; et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient((ENGELS, Anti-Dühring, t. I, p, 183 (édition Costes).))
Cette définition est précisée par Engels lui-même de la façon suivante :
Tout être organisé est à chaque instant le même et non le même; à chaque instant il élabore des matières qui lui viennent du dehors et en sécrète d’autres; à chaque instant des cellules de son corps meurent et d’autres se forment; toujours, après un temps plus ou moins long, la substance de ce corps est entièrement renouvelée, remplacée par d’autres atomes, de sorte que tout être organisé est constamment le même, et pourtant un autre((ENGELS, Anti-Dühring, t. I, p, 183 (édition Costes).)).
Les biologistes contemporains en viennent peu à peu à des conceptions analogues. « Malgré quelques apparences, écrit l’un d’eux((FAURÉ-FRÉMIET, la Critique du développement, 1925, p. 1.)), on peut dire qu’il n’existe pas d’état stable compatible avec la vie, et que l’idée de développement, enveloppant les diverses notions de transformation, de variation ou d’évolution, est inséparable de l’idée d’organisation ou d’être vivant. »
« La vie, dit un autre((BRACHET, la Vie créatrice des formes, 1927, p. 2.)), est une série régulière, constante et rythmique, ou plus exactement cyclique, de processus destructifs et constructifs. »
Tous les progrès récents de la biologie se sont faits dans le sens dialectique, qu’il s’agisse des notions de substance vivante et de cellule, ou de développement embryonnaire, ou de croissance, ou encore des rapports entre l’être vivant et son milieu.
Ainsi les diverses structures de la cellule, que les histologistes d’il y a trente ans décrivaient en elles-mêmes et pour elles-mêmes, sont considérées aujourd’hui comme agissant et réagissant les unes sur les autres de façon inséparable, et comme intimement liées aux réactions chimiques dont l’enchaînement est l’essentiel de la vie.
Celle-ci, d’après Brachet((lbid., p. 1.)) est « la résultante du jeu extraordinairement complexe, mais admirablement réglé, des actions et des réactions qu’exercent les unes sur les autres un grand nombre de substances de composition fort différente. La vie serait ainsi, plutôt qu’une propriété véritable et particulière, une manifestation d’énergies constamment renouvelées et constamment transformées, réglée par la quantité, la qualité et l’ordonnance des matériaux qui les dégagent. »
Celte ordonnance elle-même se confond avec la structure et l’organisation de la matière vivante. L’organisation, dans son expression la plus simple, est une ordonnance « qui règle la localisation des processus vitaux et l’ordre suivant lequel ils se produisent, en mettant en place les éléments qui doivent réagir les uns sur les autres((BRACHET, la Vie créatrice des formes, 1927, p. 4.)) ». Brachet ajoute encore((Ibid., p. 1.)) : « La vie implique l’organisation de la matière; cela signifie qu’elle ne s’offre à nous, dans la Nature, que sous l’aspect de structures et revêtue de formes. » Et Caullery((CAULLERY, l’Évolution en biologie.)) : « La trace de l’évolution doit rester inscrite, indépendamment du temps, dans la structure des organismes actuels. » Ces trois citations, à elles seules, expriment tout le cycle matériel dialectique qui intègre le passé dans le présent et rend compte à la fois de la vie actuelle et de l’évolution, dans leurs rapports réciproques.
En ce qui concerne le développement embryonnaire, la méthode de recherche moderne est aussi essentiellement dialectique. « Il faut, dit Brachet((BRACHET, l’œuf et les facteurs de l’ontogénèse, p. 10.)), que l’observateur s’attache non pas à fixer un stade ou une série de stades, mais bien à tracer une évolution complète, en dirigeant surtout son attention sur les processus grâce auxquels un stade dérive de celui qui l’a précédé et se continue dans celui qui lui succédera. » Cette méthode, qui est celle de l’embryologie expérimentale actuelle, a révélé l’existence, dans l’œuf, de territoires qui diffèrent les uns des autres, mais dont les évolutions sont liées entre elles, s’influencent et se limitent ou s’activent réciproquement. Bref, c’est tout un cycle dialectique complexe qui réalise le développement de l’être vivant.
Les citations précédentes, toutes empruntées à des maîtres incontestés de la biologie moderne, montrent à quel point leur pensée est inconsciemment dialectique. Mais on peut aller plus loin et trouver dans la science biologique de multiples exemples de faits aussi purement marxistes que la négation de la négation, le changement de la quantité en qualité((La philosophie de l’« émergence » invoquée par Caullery pour expliquer les propriétés particulières de la substance vivante (L’Évolution en biologie p. 6), se ramène très exactement à la notion marxiste de la transformation de la quantité en qualité.)), ou la crise.
Je me bornerai à donner des exemples de crises.
Quand Brachet, en effet, parle, à propos de la vie cellulaire, de « série régulière » ou de « jeu admirablement réglé », il dépasse certainement sa propre conviction. Lui-même, dans les ouvrages cités, parle de « crises », de « phases critiques », par lesquelles passent les cellules : la crise de maturation de l’œuf, par exemple. Le développement embryonnaire et la croissance aussi comportent des crises: les métamorphoses, les mues des Arthropodes sont des crises bien caractérisées, qui se dénouent par une sorte de révolution, possible seulement quand la crise interne est commencée. Mais les études faites sur la croissance montrent que de telles crises, moins visibles, se marquent chez bien d’autres animaux: il y a longtemps par exemple, qu’à bon droit on parle d’une crise de la puberté. Les crises sont des faits très répandus en biologie.
Le matérialisme dialectique est, en somme une conception parfaite et cohérente des phénomènes de la vie, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus grandioses de l’évolution. Sa supériorité est énorme sur le mécanisme, en honneur au début du siècle, qui, n’invoquant que les causes actuelles et extérieures traitait de l’être vivant en soi, et non pas de tel être vivant défini par son histoire, méprisait les structures, voulait résoudre les problèmes biologiques, sans précautions, par la mécanique et parfois par la géométrie, et se plaçait, en fait, sur le terrain le plus favorable au vitalisme.
Les phénomènes de la vie sont un domaine admirable pour les interprétations spiritualistes. Bergson nous en a prévenus en une sorte de défi : « La doctrine des causes finales ne sera jamais réfutée définitivement. Si l’on en écarte une forme, elle en prendra une autre((Bergson, l’Évolution créatrice, p. 43)) ». De fait, chaque fois que les conquêtes de la biologie positive l’ont délogé d’une position quelconque, le spiritualisme s’est réfugié ailleurs. Il n’y réussira plus le jour où les biologistes se seront convaincus que la philosophie naturelle de la vie est le matérialisme dialectique posé, il y a soixante ans, par Marx et Engels comme conception générale du monde.