La dialectique idéaliste

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

2. La philosophie du marxisme

La dialectique idéaliste

   Hegel découvre donc, comme on l’a vu plus haut, que la vérité n’est pas dans la logique « statique » ou figée d’Aristote, dans la méthode « métaphysique », qui fuit la contradiction comme la marque de l’erreur, mais que la raison se meut à travers les contradictions, que la loi de la pensée est dans ce perpétuel mouvement qui absorbe et surmonte les contradictions. Idéaliste comme tous ses prédécesseurs, il en conclut que la logique dialectique est la réalité même : la philosophie étant l’étude de la pensée se réduit à la dialectique, à une suite de triades (thèse, antithèse et synthèse).

   Mais quelle idée se fait-il de la matière, de la nature, du monde extérieur? Il ne les nie pas, il n’est pas immatérialiste. Mais la matière étant le contraire de la pensée, et la pensée étant pour lui, comme pour tout idéaliste, la réalité première, la matière devient nécessairement pour lui l’antithèse de la pensée, comme le non-être est l’antithèse de l’être, la quantité l’antithèse de la qualité. La matière est logiquement postérieure à la pensée, qui a besoin de son contraire pour se développer et se surmonter. L’Idée pure, arrivée à un certain point de son développement, se crée un objet contraire, qui est la Nature, le monde privé de conscience. De la lutte entre ces deux principes opposés va naître une synthèse : c’est l’Esprit, qui est à la fois pensée et matière, sujet et objet, qui est l’Idée prenant conscience de soi à travers la Nature, ou le monde se pénétrant de pensée.

   Le monde extérieur n’est donc pour l’idéalisme hégélien qu’une sorte de prétexte nécessaire au développement de l’Idée; il n’a de réalité et de valeur que parce qu’il sert à la dialectique de la raison. C’est le mouvement de la pensée qui commande le mouvement du monde et si la dialectique est la loi de la réalité matérielle, c’est parce qu’elle est, d’abord et surtout, la loi de la réalité spirituelle. Position qui peut faire l’admiration des philosophes et qui témoigne en effet d’une étonnante ingéniosité d’imagination abstraite, mais qui paraîtra toujours incompréhensible et absurde au bon sens populaire, justement attaché aux réalités concrètes et pratiques.

   Il est inutile de développer ici le système hégélien, mais il faut, pour comprendre la solidité du marxisme, en donner une idée d’ensemble.

   L’hégélianisme veut être une explication complété de tout le réel; pour cela, il prétend reproduire le rythme du développement de l’Idée, en une immense triade dialectique. D’abord la thèse, étude de l’Idée pure avant la création du monde : c’est la Logique. En second lieu, l’antithèse, étude de la matière à ses divers degrés de développement, théorie des sciences mécaniques, physiques, biologiques : la Philosophie de la Nature. Enfin la synthèse, étude de la pensée incorporée a la matière, théorie de l’homme et des créations humaines, les sociétés, avec leurs arts, leurs religions, leurs philosophies. À l’intérieur de chacune de ces parties, un incessant mouvement de pensée mène d’une idée à l’autre, les triades dialectiques se succèdent et se superposent, passant des idées logiques les plus pauvres et les plus vides aux réalités les plus pleines, et finalement à l’Idée absolue qui absorbe et réconcilie tous les antagonismes, qui unit le maximum de réalité au maximum de rationalité, et au-delà de laquelle il est impossible de rien concevoir de plus parfait. La Philosophie absolue ou Idéalisme absolu est nécessairement la clé de tous les problèmes possibles; rien ne peut exister qu’elle n’explique, car il n’y a pas de réalité qui ne soit pénétrable à la raison :

   Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel((HEGEL : Encyclopédie des connaissances philosophiques en résumé. §. 6.)).

   Cette philosophie absolue, aboutissement de tout le progrès de la raison et par là de tout le progrès du monde, c’est le système de Hegel. Hegel comprend tout, explique tout : il possède la connaissance suprême, le « savoir absolu » que la religion chrétienne attribue au Dieu créateur. L’Esprit suprême, dans l’hégélianisme, ne se révèle pas au commencement, mais à la fin, il est le point d’aboutissement de l’évolution de l’Idée, et c’est Hegel lui-même.

   Cette effarante construction est admirablement résumée par Engels dans une page du Ludwig Feuerbach :

   Chez Hegel, la dialectique est l’Idée se développant elle-même. L’Idée absolue, non seulement existe de toute éternité — on ne sait pas où — mais elle est également la véritable âme vivante de tout le monde existant. Elle se développe pour venir à elle-même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes incluses en elles. Puis elle « se dessaisit » en se transformant en la nature, où, sans avoir conscience d’elle-même, déguisée en nécessité naturelle, elle passe par un nouveau développement, et finalement revient à la conscience d’elle-même dans l’homme; cette conscience d’elle-même s’élabore à son tour dans l’histoire en partant de l’élément brut jusqu’à ce qu’enfin l’Idée absolue revienne complètement à elle-même dans la philosophie de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui se manifeste dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement causal du progrès s’imposant de l’inférieur au supérieur à travers tous les mouvements en zigzag et tous les reculs momentanés, n’est donc que le reflet de l’automouvement personnel de l’Idée se poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en tout cas, indépendamment de tout cerveau humain pensant((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 47-48.)).

   Prodigieux système, monument de raisonnement et d’imagination, où les analyses les plus abstraites se mêlent à des images, des symboles d’une impressionnante beauté. Mais système fragile qui, après avoir ébloui les contemporains de Hegel, devait se décomposer, presque aussitôt après sa mort, par les soins de ses disciples, eux-mêmes et risqua d’entraîner dans sa ruine la méthode dialectique elle-même.

   L’hégélianisme contenait en effet une contradiction intime, qu’aucune synthèse ne pouvait surmonter : contradiction entre la méthode, qui est un perpétuel mouvement, et le système, qui se figeait en un bloc intangible. Tout change et devient à travers les contradictions, dit la méthode; tout s’arrête dans la perfection de l’idéalisme absolu, dit le système. Relativisme complet, dit la méthode; dogmatisme absolu, dit le système. La réalité est en perpétuelle transformation, dit la méthode; mais le mouvement s’arrête à Hegel, ajoute le système; puisque tout est éclairci, il ne peut plus rien y avoir de nouveau. Nietzsche dit drôlement et justement :

   Pour Hegel, le point culminant et final du processus universel coïncide avec sa propre existence à Berlin((Cité par E. BRÉHIER : Histoire de la philosophie, tome II, 2e vol., p. 787, Alcan, Paris, 1932.)).

   Les premiers hégéliens, disciples soumis et candides, se demandaient ce qui pourrait bien survenir désormais dans l’histoire, puisqu’on était arrivé à la perfection de la connaissance, qui était par là même la perfection de la réalité. En vérité, l’hégélianisme exigeait qu’après lui le monde se figeât ou disparût. Or, il a duré, et il a continué à changer. Comme dit Engels:

   [Avec Hegel] …nous arrivons à la soi-disant vérité absolue, l’histoire mondiale est terminée, et cependant il faut qu’elle continue, bien qu’il ne lui reste plus rien à faire((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, p. 17.)).

   Ma pensée, c’est tout le réel, disait Hegel, en bon idéaliste; donc, quand ma pensée s’arrête et se fixe, satisfaite de son œuvre, le monde entier doit s’arrêter. Malheureusement pour lui, le monde n’a pas voulu obéir à son monstrueux orgueil.

   L’hégélianisme est par là, selon le mot profond de Marx, une « mystification »((KARL MARX : Le Capital, tome I, p. XCV. Costes, Paris, 1924.)), dont Hegel lui-même fut d’ailleurs la première victime. Il avait cru pouvoir reconstituer dans son seul cerveau toute la réalité. Il n’y réussit que par une série de sophismes et de jongleries, tout un « attirail miraculeux »(( K. Marx et F. Engels : « La Sainte Famille », dans Œuvres philosophiques, tome II, p. 247.)).

   Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel : c’est, on l’a vu, la maxime fondamentale du système hégélien. Mais qu’est-ce que cela veut dire en réalité? Tout simplement ceci : moi, Hegel, professeur de philosophie à l’Université de Berlin, je considère comme réellement existant tout ce qui satisfait mon esprit; et ce qui me choque, je lui refuse toute réalité. Autant dire qu’il substituait à l’étude scrupuleuse et humble, à l’étude scientifique du monde les décrets souverains de ses goûts, de ses intérêts, de ses passions ou de sa volonté.

   Car Hegel, malgré son évidente bonne foi et son incontestable génie, était un homme comme les autres. Il rencontrait naturellement beaucoup de mystères et d’obscurités, soit dans l’étude du monde extérieur, soit dans celle du monde social : il était loin de pouvoir tout expliquer dans la nature et dans l’humanité. Il eut alors recours à un subterfuge qui nous paraît aujourd’hui misérable : il choisit dans la réalité telle qu’elle lui était donnée tout ce qui était intelligible à sa raison, tout ce qui pouvait prendre place dans son système de triades superposées : c’était pour lui le domaine du nécessaire, la seule réalité digne de ce nom, et l’objet de la philosophie. Le reste, il l’appela dédaigneusement l’accidentel ou le fortuit, en fit comme une réalité de seconde zone, qu’il laissait à la simple science, fondée sur l’expérience, le soin d’étudier. Hegel se réserva donc le droit de choisir arbitrairement dans la réalité et de la recréer à la mesure de sa raison; il n’a jamais essayé de soumettre sa pensée aux choses, mais il a voulu soumettre, de gré ou de force, les choses aux cadres préétablis de sa pensée. L’idéalisme hégélien est en réalité une idée du monde substituée au monde lui-même.

   Cette mystification se montre particulièrement dans un curieux paradoxe. La philosophie hégélienne, philosophie du mouvement, ne soupçonne pas un instant qu’il puisse y avoir un mouvement, une évolution de la nature à travers le temps ; lorsque Hegel, dans sa Philosophie de la nature, passe de la mécanique à la physique puis à la biologie, et dans celle-ci des végétaux aux animaux, pour arriver enfin avec l’homme à la Philosophie de l’Esprit, il ne prétend faire, dit Lucien Herr, qu’

   …une reconstruction logique, mais non pas une histoire de la nature : pour Hegel comme pour Aristote, la nature est au premier jour, est, depuis qu’elle est, ce qu’elle est aujourd’hui. Genèse et transmutation des formes ne sont que rêveries : la nature est inerte et ses formes sont éternelles; la philosophie de la nature est le système de la nature, mais n’en est pas l’histoire((L. HERR : Choix d’écrits, tome II, pp. 127-128, Rieder, Paris, 1932.)).

   Cette « conception non historique de la nature » (Engels) dérive de l’idéalisme; la dialectique est essentiellement dans la raison, et ce qu’on en retrouve dans la matière n’est qu’un reflet de la dialectique de l’Idée. Mais cela suffit pour que Hegel tourne entièrement le dos à tout le progrès scientifique du XIXe siècle, comme le montre Engels :

   Chez Hegel, la nature, en tant que simple « extériorisation » de l’idée, n’est capable d’aucun développement dans le temps, mais seulement d’une extension de sa diversité dans l’espace, de telle sorte qu’elle établit en même temps, et l’un à côté de l’autre, tous les degrés de développement qu’elle comporte et se trouve condamnée à une perpétuelle répétition des mêmes processus. Et c’est cette absurdité d’un développement dans l’espace, mais en dehors du temps condition fondamentale de tout développement — que Hegel impute à la nature, au moment même où la géologie, l’embryologie, la physiologie végétale et animale et la chimie organique se développaient et où apparaissaient, sur la base de ces sciences nouvelles, les pressentiments pleins de génie de la théorie ultérieure de l’évolution (par exemple, chez Goethe et Lamarck). Mais le système l’exigeait ainsi, et force était à la méthode, pour l’amour du système, d’être infidèle à elle-même((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, pp. 29-30.)).

   Sans doute Hegel n’apporte-t-il pas dans l’étude des sociétés humaines le même esprit antihistorique; on peut même dire que les interprétations grandioses qu’il a données de l’évolution de l’humanité ont singulièrement frappé ses contemporains et ont été pour beaucoup dans le rayonnement de sa doctrine. Mais ici encore il se soucie beaucoup moins de se soumettre aux faits et au temps que de plier l’histoire aux exigences de sa pensée personnelle. Il étudie à part l’évolution des États, celle des arts, celle des religions, celle des philosophies, comme si elles étaient indépendantes les unes des autres, ou plutôt comme si elles se superposaient en s’opposant dans le développement dialectique de l’Idée : il choisit dans l’histoire les exemples favorables à sa thèse, négligeant les autres; et les rapports mutuels, à une même époque, des religions, des arts, des philosophies, des mœurs, des régimes politiques (sans parler des modes de production et des régimes sociaux) lui échappent presque totalement, parce qu’ils ne cadrent pas avec l’esprit de son système.

   On ne s’étonnera pas que, pour les mêmes raisons, Hegel introduise dans sa philosophie ses opinions propres, ses préjugés ou ses intérêts. Or Hegel était un savant bourgeois, conservateur et autoritaire. Il fut le serviteur dévoué de la royauté prussienne, après avoir été celui de l’empire napoléonien : il était dévoué à tout ordre social, pourvu qu’il fût despotique.

   C’était, dit Lucien Herr : le bourgeois aux vertus modestes et ternes, et, par-dessus tout, le fonctionnaire ami de la force et de l’ordre, réaliste et respectueux((L. Herr : œuvre citée, p. 116.)).

   Aussi la monarchie constitutionnelle promise par l’empereur Frédéric III lui apparaît-elle comme la réalisation politique de l’Idée absolue, l’État idéal, et il célèbre les « affinités électives » entre sa philosophie et la monarchie prussienne. Nouvel aspect de la contradiction insurmontable entre le système et la méthode signalée par Engels :

   Les nécessités intérieures du système suffisent… à elles seules à expliquer l’éclosion d’une conclusion politique très modérée à l’aide d’une méthode de pensée profondément révolutionnaire((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 15 et 16.)).

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