Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel
2. La philosophie du marxisme
Le matérialisme mécaniste
Le matérialisme moderne (je laisse de côté le matérialisme grec de Démocrite, d’Épicure ou des Stoïciens) se présente en effet, en Angleterre et en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous une forme simpliste qu’on appelle le mécanisme((Il faut noter que le mécanisme est issu, en grande partie, de la philosophie de Descartes, père d’autre part de « l’idéalisme moderne ». Tant il est vrai que le système cartésien, réputé le modèle de la « clarté française », est contradictoire et incohérent.)). On trouve le mécanisme par exemple chez les Encyclopédistes, chez les matérialistes allemands du milieu du XIXe siècle, Büchner, Vogt et Moleschott, puis Haeckel, en France de Cabanis à Le Dantec, en Angleterre chez Maudsley ou Huxley. Il revient en gros à ramener tous les phénomènes connus, qu’ils soient physiques, chimiques, biologiques, psychiques ou sociaux, au type le plus simple de phénomènes matériels, les faits mécaniques. « Le matérialisme, dit Auguste Comte qui n’en soupçonnait pas d’autres formes, est la doctrine qui explique le supérieur par l’inférieur. »
En somme, le mécanisme est la forme de matérialisme correspondant à la vieille logique, à la logique que Hegel et Marx nomment « métaphysique ». Les phénomènes de la nature y sont considérés comme fixes, et liés entre eux par des rapports simples de cause à effet, par une causalité à sens unique. Puisque les faits mécaniques sont les causes primitives, les seules vraies causes, tous les autres faits de la nature ne sont que des effets accessoires, privés de toute indépendance, de toute efficacité propre. De plus, le mécanisme, s’appuyant toujours sur le rigide principe de causalité (les mêmes causes produisent les mêmes effets) ne suppose pas de changements véritables, un développement profond du monde à travers le temps; il ne considère pas, dit Engels…
…le monde en tant que processus, en tant que matière engagée dans un développement historique((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, pp. 28-29.)).
Le matérialisme mécaniste adopte en particulier, sur trois problèmes essentiels, les solutions suivantes : 1° Sur le problème de la vie, il réduit purement et simplement les lois biologiques à des lois physico-chimiques; 2° Sur le problème de l’esprit (ou, comme on persiste fâcheusement à le dire, le problème de l’âme), il réduit les faits psychiques aux faits physiologiques correspondants, considérant que la conscience psychologique n’est qu’un phénomène accessoire et inutile, un « épiphénomène » des modifications du système nerveux et spécialement du cerveau : « le cerveau fait la sécrétion de la pensée », dit Cabanis, et Vogt : « la pensée est au cerveau dans le même rapport que la bile est au foie et l’urine aux reins » (cette application du mécanisme au problème de l’esprit s’appelle l’épiphénoménisme). 3° Enfin, sur le problème des sociétés humaines, il réduit toute la vie sociale aux rapports matériels, c’est-à-dire économiques entre les Hommes (cette application du mécanisme à la sociologie constitue l’interprétation économique et fataliste de l’histoire, celle qu’à la suite de Bernstein et de Kautsky la grosse majorité des gens cultivés prennent encore aujourd’hui pour le marxisme).
Or Marx et Engels, tout en rendant hommage à ces thèses mécanistes, refusent absolument de les reprendre à leur compte. Ce qu’ils reprochent précisément à Feuerbach, qui a eu pour eux l’immense mérite d’avoir dégonflé la baudruche de l’idéalisme hégélien et restauré le matérialisme, c’est de n’avoir pas su aller au-delà du mécanisme ni adapter au matérialisme la dialectique hégélienne.
Feuerbach confond ici le matérialisme, conception générale du monde reposant sur une certaine interprétation des rapports entre la matière et l’esprit, avec la forme spéciale sous laquelle cette conception du monde s’est exprimée à une étape historique déterminée, à savoir au XVIIIe siècle. Plus encore, il le confond avec la forme plate, vulgaire, sous laquelle le matérialisme du XVIIIe siècle continue à exister aujourd’hui dans la tête des naturalistes et des médecins et fut prêché au cours de la décade 1850-1860 par Büchner, Vogt et Moleschott((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 27-28. Comparer LÉNINE : Karl Marx et sa doctrine, p. 18.)).
Le marxisme prétend donc constituer un renouvellement du matérialisme, en le libérant de l’ « étroitesse spécifique » du mécanisme. Le mécanisme était un matérialisme insuffisant, parce qu’il considérait le monde comme figé, imperfectible, privé de nouveauté et de création. Il lui manquait le sens des actions et réactions, des synthèses créatrices, de la complexité croissante des choses, du progrès historique du monde. C’est tout cela que va lui apporter le matérialisme dialectique.