Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien
#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel
2. La philosophie du marxisme
L’idéalisme et le matérialisme
Je dois insister ici sur la lamentable équivoque, que j’ai déjà signalée plus haut, entre la signification commune et la signification philosophique des mots idéalisme et matérialisme. Un idéaliste, dans le langage courant, est un homme qui se dévoue à un idéal et qui compte sur la force de cet idéal pour réformer les vices, ou encore un homme qui méprise les satisfactions du ventre et de la richesse pour leur préférer les joies de la pensée, donc un homme moralement noble et désintéressé. Le matérialiste sera par contre celui qui manque d’idéal, qui est uniquement attaché aux plaisirs de la chair et de l’argent. Ce jugement d’appréciation morale est si naturel à un public non prévenu qu’il suffit d’ordinaire de traiter un philosophe de matérialiste pour qu’on se détourne de lui avec mépris. Certains Hommes politiques le savent bien, qui stigmatisent le matérialisme marxiste avec les accents de prédicateurs ou de moralistes indignés : tel M. André Tardieu, qui est particulièrement qualifié, comme on sait, pour donner des leçons de désintéressement et de vertu.
La confusion d’ailleurs n’est pas nouvelle, et Friedrich Engels la dénonçait déjà en 1886 en analysant l’ouvrage de Starcke sur Feuerbach.
[Pour Starcke], l’idéalisme ne signifie rien d’autre ici que la poursuite de fins idéalistes… La croyance selon laquelle l’idéalisme philosophique tourne autour de la foi en des idéals moraux, c’est-à-dire sociaux, s’est constituée en dehors de la philosophie, chez les philistins allemands… Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut-être inconsciemment, une concession impardonnable au préjugé philistin contre le mot matérialisme. Par matérialisme, le philistin entend la goinfrerie, l’ivrognerie, les plaisirs des sens, le train de vie fastueux, la convoitise, l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et la spéculation à la Bourse, bref, tous les vices sordides auxquels il s’adonne lui-même en secret; et par idéalisme, il entend la foi en la vertu, en l’humanité et, en général, en un « monde meilleur », etc., dont il fait parade devant les autres, mais auxquelles il ne croit lui-même que tant qu’il s’agit de traverser la période de malaise ou de crise qui suit nécessairement ses « excès matérialistes » coutumiers et qu’il va répétant en outre son refrain préféré : « Qu’est-ce que l’homme? Moitié bête, moitié ange ! »(( K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 32 et 34.)).
Il faut oublier tout à fait cette grossière interprétation morale — et je vous prie de croire que ce n’est pas facile — pour comprendre l’opposition de Marx et de Hegel : car, entre l’illustre, puissant et riche professeur à l’Université de Berlin et le proscrit traqué par toutes les polices d’Europe et constamment dénué de tout, il est difficile de croire qu’au sens « philistin », comme dit Engels, ce soit Marx le moins « idéaliste », lui qui sacrifia son repos, sa fortune et sa santé à son idéal. Le matérialisme philosophique n’exclut pas, mais au contraire appelle le dévouement à un idéal((Il l’appelle pour la simple raison qu’étant essentiellement révolutionnaire, comme je le montrerai plus loin, il a toujours été plus ou moins condamné et persécuté par les autorités sociales et spécialement par les puissances religieuses (sauf en Russie soviétique, bien entendu).)).
Quel est donc le sens philosophique — le seul qui nous intéresse ici — des termes idéalisme et matérialisme? L’opposition des deux tendances se fait à propos du problème fondamental de la philosophie : de quoi est faite essentiellement la réalité? On peut répondre qu’elle est faite essentiellement d’une substance spirituelle, d’idées ou de pensée ou d’esprits ou d’âmes : c’est l’idéalisme; on peut répondre aussi qu’elle est faite essentiellement d’une substance matérielle, de la matière, du monde extérieur, des objets sensibles, de la nature : c’est le matérialisme.
Le matérialisme tient la nature pour le facteur premier et l’esprit pour le facteur second; il met l’être au premier plan et la pensée au second. L’idéalisme fait exactement le contraire((Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, E. S. I., Paris, 1928, p. 74.)).
La forme radicale de l’idéalisme reviendrait à nier purement et simplement l’existence de la matière : c’est l’idéalisme immatérialiste, position intenable, en tout cas incompréhensible au commun des Hommes et impossible à traduire dans la pratique (elle n’est représentée dans l’histoire de la philosophie que par Berkeley, philosophe anglais du XVIII° siècle). En dehors de cette aberration, l’idéalisme se borne à affirmer que la matière est inférieure et postérieure à l’esprit, disons pour simplifier à Dieu (étant entendu que ce Dieu n’est pas nécessairement le Dieu personnel des Juifs et des Chrétiens). La matière a été créée par l’esprit, le monde a été créé par Dieu et lui reste soumis. Le matérialisme de son côté affirme que la matière est antérieure à la pensée, le monde antérieur à l’esprit (réduit bien entendu à l’esprit des animaux et de l’homme), et que par conséquent la pensée est produite par le corps et dépend de lui.
C’est ce qu’Engels explique d’une façon un peu schématique, mais parfaitement claire, dans son Ludwig Feuerbach :
La question de la position de la pensée par rapport à l’être — celle de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature — a pris, à l’égard de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient, par conséquent, en dernière instance, une création du monde, de quelque espèce que ce fût — et cette création est souvent, chez les philosophes, comme par exemple chez Hegel, encore beaucoup plus compliquée et plus impossible que dans le christianisme — ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
Originairement, les deux expressions : idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose que cela((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, pp. 23-24))
On voit bien vite comment l’idéalisme et le matérialisme répondent à des états d’esprit bien différents : l’idéalisme est conservateur, le matérialisme révolutionnaire; l’idéalisme est religieux, le matérialisme est athée. L’idéalisme affirme que la pensée est d’une autre essence que la matière, que l’âme ne dépend pas du corps et qu’elle est immortelle, que le travail de l’esprit est supérieur au travail du corps, que les « intellectuels » doivent régner sur les « manuels » ; le matérialisme s’inscrit en faux contre ces affirmations.
C’est pourquoi les philosophes matérialistes, depuis l’antiquité, ont toujours été considérés comme des destructeurs de l’ordre établi, des Hommes dangereux et des esprits subversifs : depuis Démocrite, Épicure et les Stoïciens jusqu’aux Encyclopédistes du XVIII° siècle. C’est pourquoi aussi il est naturel que la méthode dialectique, renouvelée sinon découverte au début du XIX° siècle par Hegel, philosophe de génie, mais professeur attaché à la tradition universitaire allemande et au régime social de son pays, ait reçu d’abord une interprétation idéaliste.