Livres à l’usage des Écoles normales primaires

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

3. Le marxisme et l’enseignement officiel

   Nous voici enfin en état de confronter le marxisme véritable, tel qu’il ressort de l’étude élémentaire des textes, avec l’image qu’en donnent les manuels scolaires et les livres d’érudition qu’un jeune Français cultivé peut avoir entre les mains.

   Quelques phrases peuvent résumer la question :

   La bourgeoisie française… a organisé une véritable campagne de silence autour du marxisme.

   Dans les manuels de philosophie destinés aux lycées, il est question à la fois du matérialisme et du marxisme. Mais il en est toujours question d’une manière séparée… D’un côté, en parlant du marxisme, on veut faire ignorer le matérialisme, et en parlant du matérialisme, on veut faire ignorer le marxisme, alors que les deux sont indissolublement liés.

   …On peut être en France un technicien de la philosophie, muni des diplômes les plus élevés que délivrent les universités françaises, sans savoir que le marxisme a une philosophie qui est la philosophie matérialiste, et sans savoir que le matérialisme, en tant que philosophie, a une forme moderne qui est le marxisme((Matérialisme historique. Cours par correspondance de l’Université ouvrière. 1ère leçon, p. 6.)).

Livres à l’usage des Écoles normales primaires

   La méthode suivie à l’égard du marxisme par M. René Hubert, professeur à la Faculté des Lettres de Lille((R. HUBERT : Manuel élémentaire de sociologie. Delalain, éditeur.)), est celle de l’omission systématique ou de la suggestion tendancieuse. Dans ce volume de 456 pages, Marx est cité, en tout et pour tout, trois fois((R. Hubert : Manuel élémentaire de sociologie, pp. 101, 295, 429)). Le volume s’ouvre sur un historique de la science sociale; on y voit un paragraphe sur « les sciences sociales en Allemagne » ; j’y relève les noms de Kant, de Lazarus, de Wundt, de G. Simmel, de Wagner et d’Ihering; comme par hasard, ni Marx ni Engels ne sont cités((Idem, .pp. 10-11.)).

   Plus loin, M. Hubert affirme le « caractère idéaliste commun à toutes les doctrines sociologiques »((Idem, p. 15.)). Jouant sur les multiples sens du mot idéaliste, il se borne à y affirmer que la sociologie étudie « des représentations ou états de conscience collectifs », ce qui peut être incomplet et insuffisant, mais n’est pas incompatible avec le marxisme. Il suffit que le lecteur soit sollicité de comprendre que toute doctrine qui se proclame matérialiste est indigne de son étude et étrangère à la « science sociale ».

   Plus loin, une brève allusion, à propos de l’évolution des religions :

   D’autres penseurs ont invoqué l’influence des conditions économiques. Karl Marx explique le caractère abstrait du monothéisme moderne par celui de l’économie capitalistique (sic). Toutes ces hypothèses sont spécieuses…((Idem, p. 101.))

   Cette petite phrase suffit à éluder le problème capital des rapports entre la fonction religieuse et la fonction économique (superstructure et infrastructure) dans les sociétés humaines, et à suggérer l’idée que les religions ont un développement indépendant des besoins matériels.

   Par la suite, M. Hubert rencontre l’idée de classe sociale, et il lui est ici bien difficile de passer entièrement sous silence le marxisme. Il lui faut donc, en cinq pages, exposer — et réfuter — ce qu’il appelle…

   …la théorie de l’opposition de la classe ouvrière et de la classe des employeurs — improprement appelée la classe capitaliste((Idem, pp. 295-299.)).

   (On attend vainement la démonstration de cette « impropriété ».) Il se borne à quelques remarques…

   …sans entrer pour l’instant dans la discussion de la thèse générale du matérialisme historique((R. HUBERT : Manuel élémentaire de sociologie, pp. 295-299.)).

   (On verra que cette discussion n’est guère moins sommaire.) Le moins qu’on puisse dire de ces remarques est qu’elles sont faibles. M. Hubert note que tous les travailleurs n’ont pas les mêmes conditions de vie ou que les rentiers et les chefs d’industrie sont différents les uns des autres (je ne crois pas que des marxistes aient jamais méconnu ces évidences). Il ajoute, ce qui est plus discutable, que les « travailleurs intellectuels » constituent une classe à part comme le prouve selon lui la formation de la C. T. I. et il conclut :

   On voit par ce simple aperçu que la réalité sociale ne se laisse pas enfermer dans les cadres grossièrement simplifiés que certains économistes ont prétendu lui imposer((Idem, pp. 295-299.)).

   Accordons-lui cette idée, sous la réserve que ces « cadres grossièrement simplifiés » sont l’œuvre de M. René Hubert et non celle de Karl Marx. Les remarques suivantes reposent sur de semblables falsifications :

   La théorie de la lutte des classes commet l’erreur de considérer que le producteur est tout l’homme((Idem, mêmes pages.))

   Erreur d’interprétation sur laquelle je crois superflu d’insister.

   J’épingle au passage cette étrange déclaration :

   Si une morale de classe s’instaurait définitivement parmi nous et absorbait toute autre forme de moralité, la civilisation ne tarderait pas à se figer dans un état de stagnation comparable aux anciens régimes de castes.((Idem, p. 297.))

   D’abord il ne semble pas qu’une morale prolétarienne ait précisément pour rôle de favoriser la conservation sociale! Et d’autre part si une morale peut, non pas définitivement mais pour un temps « absorber toute autre forme de moralité », ce ne sera plus une morale de classe, car la chose n’est possible que dans une société sans classes. Un peu plus loin, tout en reconnaissant l’existence d’une conscience de classe, M. Hubert en fait une création presque artificielle d’une « propagande » qui la « suggère ». Il compte pour s’opposer à sa formation, sur « d’autres facteurs » qui « jouent en sens inverse » :

   Le système politique du suffrage universel confère à tous les citoyens une égalité de pouvoir; l’élargissement du recrutement scolaire permet l’ascension des mieux doués, quelle que soit leur origine sociale, alors que la vraie caractéristique d’une classe est l’obligation faite à l’enfant de demeurer au niveau parental. D’une manière générale, ce que Vilfredo Pareto appelle circulation des élites est une limitation et presque une négation de l’existence des classes sociales((R. Hubert : Manuel élémentaire de sociologie, p, 298.)).

   Ainsi le matérialisme dialectique se trouve ruiné par le système des bourses! On voit très bien quel intérêt M. René Hubert, lui-même fils d’instituteur, peut avoir à faire croire aux instituteurs qu’ils ne font pas partie de la classe prolétarienne qu’il a lui-même quittée; mais il est difficile de penser que son exemple personnel de « circulation des élites » suffise à condamner le marxisme.

   Le chef-d’œuvre de ce manuel est la sixième partie consacrée à « l’évolution économique ». M. Hubert y réussit cette gageure de faire la théorie de la formation du capital, de la valeur, de la propriété sans nommer Marx une seule fois ! C’est évidemment plus facile que de le discuter. Tout au plus trouve-t-on un bref paragraphe sur « la propriété individuelle et les théories socialistes », accusées vaguement de « méconnaître des faits essentiels ».

   Mais enfin M. Hubert a bien annoncé une réfutation du matérialisme historique. On la trouve serrée en une page et demie au dernier chapitre de son livre. L’intention de sous-estimer le marxisme en le confondant avec les thèses les plus diverses est visible dès les premiers mots :

   Les écoles matérialistes, dont le socialisme selon Karl Marx n’est qu’un des représentants les plus systématiques, ont toutes insisté sur la prédominance des facteurs économiques((R. Hubert : Manuel élémentaire de sociologie, pp. 429-430)).

   Il est visible qu’on va nous donner ici l’image traditionnelle d’un fatalisme purement économique.

   La transformation du facteur production se produisant automatiquement, entraîne celle de tous les autres facteurs. Il arrive qu’il y ait retard, désharmonie, et par suite crise sociale, révolution. Le rétablissement de l’équilibre n’en est pas moins en quelque sorte un fait prédestiné((Idem, pp. 429-490.)).

   Il suffit de comparer ces phrases à la sommaire analyse que j’ai donnée plus haut de la théorie marxiste de la révolution pour en saisir l’impudente falsification. Mais le plus curieux, c’est la critique que présente M. Hubert de ce marxisme truqué. Après avoir félicité Marx d’avoir fait preuve de « sens réaliste », il lui oppose que les faits économiques eux-mêmes subissent l’influence des conceptions religieuses, des « facteurs spirituels ou politiques », sans s’apercevoir ou sans dire que c’est là une idée essentiellement marxiste (l’action réciproque de l’infrastructure économique et de la superstructure idéologique). Et il croit combattre le marxisme en lui opposant ces phrases du moraliste Rauh :

   Un homme certes est puissant, parce qu’il est riche, mais surtout il est riche, parce qu’il est puissant, parce qu’il appartient à telle classe sociale((Idem, p. 430.)).

   Ainsi M. Hubert fait appel à la page 430 de son manuel — et contre Marx! — à cette idée de classe qu’il niait à la page 298.

   Un dernier trait. La citation de Rauh continue en ces termes :

   C’est toujours, a-t-on remarqué, la classe dominante qui donne le ton dans une société((R. HUBERT : Manuel élémentaire de sociologie, p. 430.)).

   Le malheur est que celui qui l’a remarqué, c’est Karl Marx lui-même dans la phrase célèbre du Manifeste Communiste :

   Les idées dominantes d’une époque ne furent jamais que les idées de la classe dominante((K. MARX et F. ENGELS : Le Manifeste du Parti communiste, p. 29.)).

   Cette phrase de Marx condamne la caricature du matérialisme historique que M. Hubert voudrait faire passer pour le marxisme authentique, mais on ne peut, en vérité, la considérer comme une réfutation du marxisme.

   Ignorance ou mauvaise foi? Je ne me permets pas d’apprécier, et laisse au lecteur le soin de conclure.

   La position prise par MM. Hesse et Gleyze, auteurs d’un autre manuel de Sociologie((HESSE et GLEYZE ; Notions de Sociologie appliquée à la morale et l’éducation et Principes généraux de la Science et de la Morale, Paris, Alcan.)) à l’usage des Écoles normales primaires, n’est pas très différente. Il est bien visible que ces auteurs ont également le désir de ne pas introduire dans leur œuvre le nom de Marx; on l’y chercherait vainement dans la liste des lectures recommandées à la fin de chaque chapitre. Toutefois leur manière me semble moins aveugle, et à plusieurs reprises on sent des infiltrations marxistes prudemment anonymes. C’est ainsi que, traitant de la division du travail et signalant, à juste titre, que la spécialisation dans la grande industrie a envenimé la lutte des classes, MM. Hesse et Gleyze laissent entendre que ces méfaits sont dus à l’anarchie et à la malfaisance du régime capitaliste :

   Dans les conditions sociales actuelles, l’ouvrier ne peut rien sans le concours d’un capitaliste et celui-ci ne peut rien sans le concours des ouvriers. Or, pour des raisons que nous n’avons pas à étudier ici, les relations entre patrons et ouvriers nous présentent une division du travail dont les effets normaux sont entravés et qui produit au minimum la solidarité((Hesse et Gleyze : Notions de Sociologie… p. 69)).

   Les mots que j’ai soulignés en disent long sur la liberté que possèdent les auteurs d’un manuel scolaire, dans le régime que nous subissons, de présenter impartialement les faits les plus essentiels de la science qu’ils enseignent.

   C’est sans doute pour la même raison que MM. Hesse et Gleyze se sont crus obligés de présenter, selon les directives officielles, la « critique du matérialisme historique ». Elle consiste en somme, comme dans le manuel précédent, à réfuter une caricature de marxisme par le véritable matérialisme historique. Si l’on présente en effet le marxisme comme affirmant que seuls les faits économiques sont des causes dans l’histoire humaine, il est aisé de répondre que…

   …La réalité sociale n’est pas simple, (que) parfois les influences les plus diverses s’interpénètrent, agissent et réagissent les unes sur les autres, (que) la science est dépendante du progrès matériel, mais réagit sur lui…((Idem, p. 64.)),

   …que les faits économiques et les autres faits sociaux « sont inextricablement mêlés(( Idem, p. 65.)) ». Mais c’est la notion même de « l’action réciproque » que Marx, Engels et Lénine ont si clairement définie.

   Lorsque donc MM. Hesse et Gleyze concluent en condamnant le marxisme :

   La sagesse politique est de se garder des hypothèses simplistes et de tenir compte de la réalité sociale où toutes les influences s’interpénètrent,((HESSE et GLEYZE : Notions de Sociologie… p. 65.))

   on peut penser ou bien qu’ils n’ont pas lu Marx, ou bien qu’ils veulent détourner leurs élèves d’une lecture qui risquerait de ne pas les maintenir dans les limites honorables de la « sagesse politique ».

   La tendance avouée des Éléments de Sociologie((C. Bouglé et J. Raffault : Éléments de Sociologie. Alcan, Paris, 1926.)) est aussi de combattre le matérialisme historique en proclamant la valeur propre et l’indépendance des éléments idéologiques (juridiques, philosophiques ou sentimentaux) de la vie morale. C’est à quoi servent, avec quelques commentaires des auteurs, deux textes d’Andler et de Jaurès, qui représentent ici la souplesse et la largeur du « socialisme français » opposées à la prétendue étroitesse du marxisme. II va sans dire d’autre part qu’aucune allusion n’est faite au matérialisme dialectique, dont le matérialisme historique n’est en réalité qu’un chapitre. Du moins MM. Bouglé et Raffault ont-ils la probité de reproduire deux textes importants de la préface à la Critique de l’économie politique de Marx, et du Manifeste du Parti communiste. Ils permettent ainsi à leurs lecteurs de juger sur pièces, et peut-être ont-ils donné à quelques-uns le désir de lire entièrement les œuvres d’où ces textes sont tirés. Ce sont d’ailleurs les seuls textes marxistes que contienne le volume, et l’on avouera que c’est maigre.

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